« Du fil, du sang et des mots. Il n'en faut pas plus pour faire disparaître le corps d'une fille. La dématérialiser d'un coup, un seul. Net et sec. Une entaille. Et le liquide qui coule, tout naturellement, dans une odeur de femmes et de secret.
Nous étions trois. Ma mère, Dibiza et moi. Plus un métier à tisser. L'armature en bois ne comportait que les fils de trame tendus à l'horizontale. Les fils de chaîne avaient été sectionnés. J'étais debout, pieds nus, la robe relevée au-dessus du genou. Dibiza s'est baissée et a planté un bout tranchant au niveau de la rotule. Une lame à raser ? Un couteau ? Une aiguille ? Je ne me souviens que du reflet du métal. Il passe aujourd'hui encore devant mes yeux comme une ombre.
C'est à ce moment-là qu'est intervenue ma mère. Elle a glissé des graines de raisins secs dans la main de Dibiza. Sept. La matrone les a comptées à voix haute, minutieusement.
- Vas-y, dit-elle en relevant la tête et me poussant vers le métier à tisser. Tu vas passer au-dessus de la trame.
Je me suis avancée.
- La jambe droite d'abord. Puis la gauche. Ensuite, tu reviens au point de départ. Et tu recommences.
J'ai levé la jambe droite.
- Veille à effleurer le fil de ton pied.
Après chaque aller et retour, Dibiza s'est penchée sur l'entaille, a badigeonné de sang le raisin sec et me l'a tendu :
- Ouvre la bouche. Avale-moi ça.
Et elle a psalmodié d'une voix de basse :
- Par le fil je t'ai cousue ! Ton sang je t'ai fait avaler ! Nul ne pourra plus t'ouvrir ! Ni l'homme ni le fer ! Tu es un mur contre un fil ! Un mur contre un fil ! Sang de ton genou, ferme ton petit trou ! »
La narratrice tunisienne raconte sa mère. Comme le lui dit l'une de ses amies, il t'aura fallu une révolution (des jasmins) pour oser parler de tes rapports avec elle. Le sujet n'est pas tabou mais dévoiler, au sens figuré comme au sens propre, la personnalité maternelle n'est pas une affaire facile. D'autant que le silence familial a toujours été la règle. Raconter l'intime c'est mettre un sens à tout ce qui a été, est et sera. C'est essentiel aussi pour comprendre ce que sont et seront les bouleversements politiques et sociologiques. Fawzia Zouari raconte avec pudeur et authenticité la vie des femmes bédouines tunisiennes, la révolte de l'héroïne qui a dû parcourir un si long chemin pour se libérer sans la renier d'une tradition ancestrale à l'égard du rôle des femmes. La vivacité de l'écriture, la drôlerie de certaines situations, l'inspiration parfois lyrique fait songer aux écrits de Taos Amrouche.
Cette arrière-petite-nièce de Lamartine, d'un anticonformiste aussi affiché dans ses publications et ses chorégraphies que dans sa vie privée, fut l'égérie de l'avant-garde artistique et littéraire de la Belle Époque. La beauté et les provocations de Valentine de Saint-Point, tout comme ses liaisons illustres, lui offrirent l'image d'une scandaleuse à la mode. Elle posa pour Mucha et Rodin, Satie et Ravel mirent en musique ses vers. Apollinaire, Stravinski, Picabia, Chagall, Léger, Sonia et Robert Delaunay fréquentèrent son salon.
Mais la Grande Guerre fut pour cette idéaliste effrontée une prise de conscience du matérialisme et de la violence du monde occidental. Convertie à l'islam, elle s'installa au Caire, devint une intime et René Guénon et fut l'une des premières voix occidentales à dénoncer la colonisation et à militer pour l'indépendance des pays arabes. Dérangeante, combattue de tous les côtés, elle mourra dans la misère et l'anonymat.
Sa vie passionnante, sa pensée avant-gardiste et son parcours à la Lawrence d'Arabie méritent d'être redécouverts.
Réfléchir à la formule d'un féminisme méditerranéen, c'est dépasser le modèle des débats vains autour de "cette inégalites des sexes qui n'en finit nulle part de finir", disait J. Berque. Pour l'auteur, l"approche méditerranéenne" consisterait à trouver au féminisme une tonalité plus authentique, plus savoureuse, plus chargée de sens. Si les femmes de la Méditerranée ont un rôle à jouer, c'est, entre autres, de renouer le dialogue entre les communautés et les cultures, de redonner à cette région des raisons d'espérer.
Fawzia Zouari, alarmée par les crispations communautaires et les dérives de l'islam en France, décide de s'adresser avec vigueur à l'un de ses symboles les plus éclatants : la chanteuse populaire Diam's, qui incarnait une certaine modernité. Et qui, aujourd'hui, s'expose de nouveau au public. mais sous un voile !
Tunisienne, musulmane elle-même, l'auteur, implacable mais toujours posée, démontre que le voile n'est pas une obligation du Coran. Elle rappelle que la plupart des femmes aspirent à se libérer de telles obligations vestimentaires, qui accompagnent généralement une organisation sociale coercitive et justifient un ensemble de violences morales et physiques.
« Non, Diam's, vous n'êtes pas un exemple à suivre pour les femmes musulmanes. Je ne vous reconnais pas comme représentante de ma religion et de ma culture, je ne vous autorise pas à parler en mon nom et au nom de nos soeurs.
En soumettant toute votre vie au mariage et à la maternité, et ce dans la réclusion, en abandonnant votre carrière, vous vous pliez à une loi fabriquée par des hommes, et non à l'islam que l'on m'a enseigné et auquel j'adhère. » Par ailleurs, Fawzia Zouari dénonce la représentation ostentatoire qu'incarne Diam's, en réalité une revendication identitaire qui menace les valeurs de la République. Au lieu de travailler à réconcilier la nation avec ses musulmans, elle porte préjudice à ses coreligionnaires. Elle montre que l'affichage du religieux relève du prosélytisme et traduit, plus qu'une conviction spirituelle, les choix politiques d'un islam intégriste.
L'auteur, qui, en 2004, a plaidé pour la tolérance envers le voile, s'engage aujourd'hui avec passion en faveur d'un islam des Lumières, un islam intégré dans le pays de la laïcité dont elle défend les valeurs. À rebours de certains enfants de France qui ne se veulent « pas Charlie ».
« De son côté, la langue française m'a reçue sans condition, sans l'accord des siens. [...] Elle ne m'a pas donné de consignes pour conserver son legs du passé. Elle a poussé ses effets et m'a fait de la place. Elle a rangé dans un coin ce qui lui appartient en propre pour que je puisse y poser mes propres affaires, et m'a filé ses réserves de mots. J'ai compris qu'il ne s'agissait pas forcément pour moi de mettre ma petite pierre dans sa demeure, mais qu'elle m'encourageait à aménager à ma façon ma demeure en elle.
Et souvent, elle me rassure : "Je ne prétends pas te rendre libre, je fais en sorte que tu puisses, à partir de ta demeure en la mienne, voir le monde comme un être libre." Il me reste à lui poser la question : "Puis-je dire ma mère dans la langue d'une autre mère ?" »
A Paris, en 2003, Sekoura, accorte septuagénaire, assassine à coups de casserole son gendre Abdelkamel, député algérien installé en France. Motif : elle a découvert qu'il vivait avec une autre femme, alors que sa propre fille - et épouse du député - Halima est tuée par un dément à Nanterre en plein Conseil municipal. L'enquête confirmera l'itinéraire d'un polygame qui menait une triple vie. Inspiré de ce fait divers, La deuxième épouse raconte à sa façon le drame de la polygamie, avec trois protagonistes principales : Halima, première épouse, la cinquantaine, élevée en Algérie, plus surprise que scandalisée par la trahison de son mari ; Rosa, deuxième épouse, magistrate et fille de harki, qui fait une tentative de suicide en apprenant l'existence d'un autre foyer ; Lila, pimpante beurette, qui n'a qu'une envie, échapper à sa cité en épousant cet homme. Trois femmes, trois génération d'Algériennes, trois profils différents. Il y a aussi la mère de Rosa, qui, au bout de quarante ans de France, se refuse à prononcer un mot de français. Enfin, il y a Farida, romancière et sociologue, que le destin de Rosa va émouvoir et engager dans la vraie vie. Cette femme passera désormais ses journées au chevet de la deuxième épouse, plongée dans le coma, qu'elle veut absolument sauver. À travers les récits des concubines, se dégage la situation complexe des femmes issues de l'immigration et vivant en France, chacune a son passé, ses ambitions, sa façon de vivre l'exil ou l'intégration. Mais, au-delà de cette page sociologique, ce roman est d'abord un livre de la parole féminine dans le sens où il vise à exorciser la société des femmes, leurs peurs, leurs manies, leurs fantasmes. Il aurait pu s'intituler Le Livre des femmes, tant il restitue l'épreuve, presque commune, universelle en tout cas, de l'infidélité masculine. Tour à tour, qu'elles soient maîtresse ou mère, ces femmes se retrouvent au rang de seconde. D'où une « architecture » en volumes, en spirales et en échos, où les destins se croisent et se répondent. Et si toutes les femmes ne faisaient qu'écrire le même livre sur le même thème, la trahison des hommes ?
tunisie, 1986.
lorsqu'elle apprend la mort de sa mère, rym décide de revenir dans son village après quinze ans d'absence. mais les habitants n'ont pas oublié qu'elle a fui, quand elle avait à peine dix-huit ans, avec un coopérant français. n'a-t-elle pas trahi les siens en épousant un chrétien ? ne s'est-elle pas retournée contre eux, provoquant ainsi la maladie de sa mère ? animée par la ferme intention de se réintégrer, rym, avec sa petite lila, " la fille du rouli ", ne cesse pourtant de provoquer le scandale.
dans cette vallée retirée, ses aventures éclipsent auprès des habitants dallas, leur feuilleton favori. divisé par sa venue, le village est aussi profondément secoué par des luttes intestines liées aux élections qui se préparent. et à la venue annoncée du président. des équipes de la capitale arrivent pour nettoyer le bourg de ses détritus et de ses hôtes indésirables. mais le clou du spectacle préparé avec ferveur par les villageois ne sera pas celui qu'ils attendaient...
ainsi se dessine une chronique pleine d'humour et de sensibilité, dans une tunisie qui n'est ni le pays des origines ni le pays d'accueil attendu. cet exil à rebours permet à la romancière de mener en finesse un travail de mémoire, de suspendre au cours du temps les oripeaux des croyances ancestrales comme ceux de la modernité.
Depuis la première guerre du Golfe jusqu'à l'émergence de l'État islamique, les malentendus entre l'islam et l'Occident n'ont cessé d'ériger des barrières entre chrétiens et musulmans. L'intégrisme et les menaces brandies par les djihadistes contre les « Croisés » ont fini par accréditer l'idée que les musulmans sont les ennemis héréditaires des chrétiens.Comment lutter contre ces préjugés ? Comment revendiquer l'héritage commun dans une actualité centrée sur le « choc des cultures » ?C'est ainsi que l'idée de ce livre s'est imposée : faire entendre une parole sur le Christ portée par des musulmans. Douze, comme les apôtres. Des écrivains de traditions, de langues et de pays divers, pratiquants ou non, croyants ou agnostiques. Chacun y évoque « son » Christ, celui qu'il a découvert, imaginé ou aimé, celui de ses souvenirs, de ses interrogations, de ses espoirs...Une façon originale de refonder la force du lien entre les deux communautés à travers la figure universelle de Jésus.Textes recueillis par Fawzia Zouari, romancière, essayiste et journaliste tunisienne.
Lorsque, en mai 2016, Malek Chebel joint Jean-Louis Gouraud, il se sait déjà malade et craint ne plus en avoir pour longtemps. Il confie alors à son ami éditeur et journaliste qu'il lui reste tant de choses à écrire encore, mais que la force lui manque. Il faut alors l'aider à trouver un moyen pour y parvenir, dénicher une sorte de script dans la tradition arabe, une personne qui puisse consigner ses mots et ses idées comme un ultime testament. C'est ainsi que Fawzia Zouari rencontre Malek durant les dernières semaines de sa vie pour réaliser ce travail.
Cet ouvrage est le fruit de ces rencontres.
Lors de la dernière rencontre Fawzia Zouari avait demandé à Malek Chebel : - « De quoi voulez-vous qu'on parle ? » réponse : - « Du vent ». Et il envoya trois textes intitulés « le Vent », « La Ville », « Les hommes ».Ce livre est clos avec ces textes. Comme un dernier souffle fort et intense, une voix intime qui révèle, derrière l'historien, islamologue et psychanalyste, l'écrivain et poète que fut aussi Malek Chebel.