1791 : Chateaubriand a vingt-trois ans. Désoeuvré et préoccupé par la situation politique révolutionnaire, il quitte la France à destination de l'Amérique : son voyage durera huit mois. Là, au-delà de villes encore en devenir, il découvre, fasciné, la nature sauvage américaine : les chutes du Niagara, les grands lacs, le Mississipi et les Indiens qui peuplent ces contrées... La nature démesurée du Nouveau Monde comble son désir de liberté et lui fournit l'inspiration grandiose qui nourrira toute son oeuvre. Plus de trente ans après, se présentant comme «le dernier historien des peuples de la terre de Colomb», il rédige son Voyage en Amérique par le prisme de ses souvenirs et de ses lectures. Tout ce qu'il n'a pas vu, il le réinvente. La nostalgie d'une grandeur passée - celle de la Nouvelle-France, l'empire colonial français désormais perdu - se mue sous sa plume en un éloge du Nouveau Monde, ce continent où «le genre humain recommence». Chateaubriand nous le rappelle : la littérature demeure le conservatoire des mondes évanouis.
«C'est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit l'histoire de l'abbé de Rancé. Mon premier ouvrage a été fait à Londres en 1797, mon dernier à Paris en 1844. Entre ces deux dates, il n'y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l'espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine. Le temps s'est écoulé, j'ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; c'est une dérision que de vivre après cela. Que fais-je dans le monde ? Autrefois je barbouillai du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée, chimères qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef-d'oeuvre du grand peintre ; mais on ne m'excusera pas, je ne suis pas Poussin, je n'habite point au bord du Tibre, et j'ai un mauvais soleil.»
Voici le premier « voyage en Orient » du XIXe siècle, avec des étapes (Grèce, Asie Mineure, Syrie, Égypte) qui ne tarderont pas à devenir canoniques ; le retour par Tunis et Grenade donne au périple le « volume » de la Méditerranée tout entière. Les aléas de la vie de voyage, que ce livre retrace avec alacrité, ne sont pas son unique enjeu. Ces douze mois de tête-à-tête avec lui-même sont aussi pour Chateaubriand une occasion de développer une première mise en scène autobiographique. Le récit de voyage est enfin prétexte à une réflexion approfondie et actualisée sur la question de la liberté politique. Au despotisme militaire des Ottomans qui, sous le signe du Croissant, règne en Asie et que le régime napoléonien semble tenté de prendre pour modèle, Chateaubriand oppose un idéal de liberté enraciné aussi bien dans la démocratie athénienne que dans une théologie de la libération. Il esquisse ainsi un axe Athènes-Jérusalem qui fonde un humanisme chrétien et qui lui associe la beauté et la lumière de la Grèce : avec lui, on ira désormais « prier » sur l'Acropole.
Voici les trois textes fondateurs du romantisme. Chacun évoque un des paysages magiques de la sensibilité moderne : Grenade et une Espagne que l'Europe avait oubliée depuis Don Juan, les forêts d'Amérique et la révélation du monde primitif, la solitude absolue de celui auquel son mal de vivre n'assigne ni repos, ni amour, ni patrie. Prophètes de toutes les «générations perdues», René, Chactas, le dernier des Abencerages annoncent l'inquiétude existentielle de notre temps.
Chactas, vieil Indien d'Amérique, raconte à René, Français exilé outre-Atlantique, comment il fut jadis capturé par une tribu ennemie et convertie au christianisme, à laquelle appartenait la jeune Atala. Amoureux l'un de l'autre, ils s'étaient enfuis, mais sans pouvoir vivre leur amour, car Atala portait un terrible secret...René fait à son tour à Chactas le récit de ses malheurs : sa soeur Amélie a décidé de prendre le voile, fuyant ainsi l'amour trop équivoque qui la liait à son frère. Désormais seul, René erre, en proie à une mélancolie sans issue. Parti pour l'Amérique, il tente de tout oublier.Ces récits, le premier conçu comme exemple de l'action bienfaitrice de la foi chrétienne (Atala, 1801), le second comme contre-exemple des malheurs d'un homme sans foi (René, 1802), ont rapidement débordé leur cadre moral pour incarner le triomphe littéraire des amours malheureuses et la vogue de l'exotisme. Avec ces deux romans poignants, contemporains de son Génie du christianisme (1802), Chateaubriand révèle le génie du romantisme.