Quand vers 1830 Chateaubriand revient aux Mémoires de ma vie entrepris depuis plus de vingt ans, il les juge trop intimes et réoriente son projet. A travers le récit de sa propre existence, les Mémoires d'outre-tombe seront également l'épopée de ce temps qu'il a vécu et comme témoin et comme acteur. Au-delà de ce qu'il fut lui-même, son destin deviendra ainsi exemplaire de celui d'une génération qui connut à la fois l'effondrement de l'ancien monde et le commencement du nouveau, issu de la Révolution.
La première partie de ces Mémoires traversés par l'Histoire, où la mélancolie dit la difficulté à croire en la réalité du monde, où la vanité des choses toujours transparaît, est la plus personnelle. Car l'écrivain n'y retrace pas seulement ce qu'il appelait sa première carrière de soldat et de voyageur, mais le commencement d'une vie qui se découvre à nous comme un récit de formation : celui du jeune chevalier breton bientôt parti pour l'Amérique et de l'aristocrate qui combat dans l'armée des Princes, émigre en Angleterre, avant de revenir en France pour y devenir Chateaubriand.
Edition de Jean-Claude Berchet, comprenant également les Mémoires de ma vie, les pièces retranchées des Mémoires d'outre-tombe, ainsi que la préface de 1826 et la préface testamentaire.
Le temps du Consulat et de l'Empire qui couvre cette deuxième partie des Mémoires, Chateaubriand le définissait comme celui de sa carrière d'écrivain. Et ce sont en effet de belles années de fécondité littéraire, puisque alors s'écrivent Atala, le Génie du christianisme et Les Martyrs. Mais comme toujours s'entrecroisent l'histoire privée et l'histoire publique que les deuils ici réunissent : en 1803, la mort de Pauline de Beaumont à Rome dans les bras de l'écrivain-diplomate, et en 1804, l'assassinat du duc d'Enghien qui entraîne la rupture avec Napoléon. Un empereur détesté, et pourtant assez admiré pour que la seconde partie de ce volume en retrace longuement la vie et que sa disparition contresigne la fin d'un monde : «Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène ? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j'appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'une catacombe remplie ? Je me décourage de durer.» Edition de Jean-Claude Berchet, comprenant également les pièces retranchées des Mémoires d'outre-tombe.
Accepté comme guerrier par la nation indienne des Natchez en 1725, René obtient, une nuit, que Chactas, son père adoptif, lui fasse le récit de ses aventures. Le vieux Sachem commence alors à lui conter comment, après avoir été jadis fait prisonnier d'une tribu, il fut sauvé par Atala et s'enfuit pour vivre avec elle une passion tragique. Les rôles s'inversent plus tard dans René, quand le jeune homme, devant Chactas et le père Souël, fait le récit de son existence marquée par le « dégoût de tout » - existence souvent proche de celle que le jeune Chateaubriand lui-même a vécue. Le Français René qui s'est fait sauvage constitue ainsi le pendant de l'Indien Chactas qui avait voyagé en France, et les deux oeuvres ne sont pas séparables. Chateaubriand avait en effet le projet de les intégrer dans le grand roman américain des Natchez, puis il décida de faire paraître Atala de manière séparée en 1801, avant de l'intégrer l'année suivante dans le Génie du christianisme en même temps que René dont « le vague des passions » fera l'emblème du mal du siècle.
Edition de Jean-Claude Berchet.
Ce troisième volume s'ouvre sur la Restauration et nous conduit jusqu'à la Révolution de 1830 : après la carrière du voyageur puis de l'écrivain, voici venu le temps du politique. Nommé pair de France en 1815, Chateaubriand devient ambassadeur dans plusieurs capitales d'Europe, et surtout ministre des Affaires étrangères de 1822 à 1824. Mais comme frappé de mutisme au moment d'évoquer le véritable exercice du pouvoir, le mémorialiste reste silencieux sur ces mois de gouvernement, soudainement impuissant à se représenter pleinement comme acteur de l'Histoire. L'écrivain en tout cas fragmente son tableau d'une Restauration qui se déréalise peu à peu sous nos yeux, et le présente d'emblée sur le ton du désenchantement : «Retomber de Bonaparte et de l'Empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre.» Mais c'est que la rédaction de cette partie des Mémoires fut tardive et qu'au moment où elle s'achève déferle sur la France la vague du mythe napoléonien, qui atteindra son apogée en 1840 avec le retour des cendres de l'Empereur : la grande ombre du héros national vient éclipser le soleil de la monarchie.
Edition de Jean-Claude Berchet.
Cette quatrième partie des Mémoires nous conduit de 1830 à la date symbolique que portent les dernières lignes : 1er novembre 1841, trente ans après le début de leur rédaction à la Vallée-aux-Loups. Mais cet ultime volume ne fut pas écrit après les autres. Tout au contraire, il les accompagna et son écriture, comme dans un miroir, les réfléchit et à sa manière les recommence puisqu'il est ici question, à nouveau, comme si les trois «carrières» se redéployaient, de littérature, de politique et de voyages : en Suisse, à Venise, à Prague auprès du vieux roi Charles X. Et c'est une expérience du retour : du présent vers le passé, du passé vers le présent. L'écriture maintenant s'ouvre au discontinu qui est aussi le scintillement du poétique, comme si, à une histoire ou à une existence de plus en plus problématique, ne pouvait désormais correspondre qu'un émiettement des pages - travail du provisoire et du suspens dans la liberté d'un loisir en attente de la mort : «Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres.» Edition de Jean-Claude Berchet.
Achevés pour l'essentiel en 1841, les Mémoires d'outre-tombe entrecroisent superbement le récit d'une existence qui va bientôt finir - celle du jeune chevalier breton d'Ancien Régime, devenu voyageur, diplomate et ministre -, et le récit de l'Histoire marquée par le séisme de la Révolution qui éloigna le monde ancien pour toujours.
« Cette voix, dira Julien Gracq, cette voix, qui clame à travers les deux mille pages des Mémoires que le Grand Pan est mort, et dont l'Empire romain finissant n'a pas connu le timbre unique - l'écho ample de palais vide et de planète démeublée -, c'est celle des grandes mises au tombeau de l'Histoire. » Timbre unique que cette anthologie entend préserver au plus près, en demeurant fidèle à la structure même des Mémoires, à la diversité de leurs registres, à la variation de leurs écritures et à l'orchestration de leurs époques : « Mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s'ils sont d'une tête brune ou chenue. » Anthologie établie, présentée et annotée par Jean-Claude Berchet.
Après s'être engagé dans l'état ecclésiastique sans autre vocation que son ambition, l'abbé de Rancé consacre sa vie aux festins et aux divertissements. Puis, un jour d'avril 1657, sa maîtresse meurt. Six ans plus tard, il décide d'entrer à la Trappe - et longtemps après, selon la légende, on montrait encore la tête même de Mme de Montbazon que l'abbé avait emportée avec lui après l'avoir trouvée, sanglante, à côté de son cercueil.
Cette Vie de Rancé que Chateaubriand fait paraître en 1844, il l'a écrite comme une pénitence imposée par son directeur de conscience. Une biographie ? Sans doute, mais elliptique et lacunaire, digressive et souvent désinvolte, où l'écrivain, volontiers, entrecroise sa vie à celle même de l'abbé. Mais dans ce livre de l'extrême vieillesse, ce qui nous touche sans doute le plus, c'est cette langue admirable qui « enfonce vers l'avenir, nous dit Julien Gracq, une pointe plus mystérieuse » que celle des Mémoires d'outre-tombe : « Ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s'ils étaient captés d'une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s'installer Rimbaud. » Edition de Nicolas Perot
« Atala et René sont des épisodes détachés des Natchez. En regroupant pour la première fois ces trois textes, élaborés par Chateaubriand au cours de son exil londonien (de 1797 à 1799), on a voulu les replacer sous leur véritable jour. Réintégrés dans leur contexte originel, les uns et les autres prennent en effet une dimension nouvelle : un roman de la vie sauvage qui a bien pour horizon nostalgique une nature (la splendeur des paysages américains, de la Louisiane au Canada), mais qui énonce en réalité une problématique de la Chute ; qui désigne le blocage des énergies vitales ou les contradictions du désir ; qui proclame enfin le malheur de naître au siècle des Révolutions. Ce grand texte fantasmatique, placé sous le signe des enfants-morts, nous apparaît dès lors non seulement comme la source secrète qui alimentera plus tard les Mémoires d'outre-tombe, mais aussi comme une des plus singulières sagas de la période révolutionnaire. » Jean-Claude Berchet.
édition de Jean-Claude Berchet.
"Après Napoléon, néant : on ne voit venir ni empire, ni religion, ni barbares. La civilisation est montée à son plus haut point, mais civilisation matérielle, inféconde, qui ne peut plus rien produire, car on ne saurait donner la vie que par la morale. On n'arrive à la création des peuples que par les routes du ciel, les chemins de fer nous conduisent seulement avec plus de rapidité à l'abîme." Aucun bonapartiste n'a jamais osé écrire cela. Le bonapartisme est un culte rétrospectif de la personnalité. Il n'a d'horizon ni métaphysique, ni poétique. Or Chateaubriand, poète de Napoléon, est aussi son ennemi métaphysique. Il le restera toujours, même quand il écrit ces phrases trompeusement nostalgiques, dans la "Vita Napoleonis" en six livres qui a surgi au beau milieu de ses Mémoires vers 1840.
On peut publier ces six livres en les séparant des Mémoires. Ils forment un tout qui se suffit à lui-même. C'est à la fois le chef-d'oeuvre de l'épopée romantique, et l'histoire la plus critique du cyclone Napoléon. Seul un poète métaphysicien a été à la hauteur de celui qu'il qualifie, prenant rétrospectivement son parti contre les trahisons de Talleyrand, d' "un des plus grands hommes de l'histoire ".
Marc FUMAROLI