Ironie de l'histoire : après plus d'un siècle de spectacle cinématographique, des machines nouvelles remettent au goût du jour la pure reproduction de la durée, et le selfie permanent fait revivre, à échelle mondiale et pour des millions de sujets, la vue Lumière.
Le cinéma n'avait eu de cesse de dépasser cet état minimal de l'image mouvante, en lui ajoutant des qualités sensorielles, mais surtout, en apprenant à ne pas la laisser seule. Sans l'art du montage, il n'y aurait eu ni cinéma de fiction ni documentaire ni film poétique; on aurait multiplié à l'infini des vues unitaires dénuées de sens. Malgré le caractère abrupt de sa formule, Godard n'a pas eu tort de dire que le montage était la seule chose inventée par le cinéma. Le cinéma n'a pas découvert le principe de montage : pourtant celui-ci est le coeur formel, esthétique, sémiotique de l'art du film, il est ce qui permet d'obtenir « une forme qui pense ».
Ce bref essai ne prétend pas remplacer un traité complet, mais rappeler pourquoi le cinéma a cultivé l'art du montage, ce qu'il en a fait, et tenter de comprendre ce qu'on peut espérer qu'il s'en conserve, à un moment où, dans les nouveaux usages sociaux, le règne de la vue est battu en brèche par celui de l'image.
Il y a un bon quart de siècle qu'on dit que le cinéma n'est plus le cinéma, et aujourd'hui ce sentiment a deux noms - la mondialisation, le numérique - et un symptôme majeur, les nouvelles circulations d'images. Peut-on estimer pour autant qu'on est passé au « postcinéma », comme on le dit beaucoup? Et, dans ces réarrangements des dispositifs et des médiums de l'image mouvante, que devient ce caractère, en droit secondaire, mais en pratique essentiel, de l'oeuvre cinématographique : elle véhicule une fiction? En s'interrogeant sur ces nouvelles limites de la fiction, mais aussi sur ses lois permanentes, on s'aperçoit qu'elle a remarquablement résisté à tout ce qui, de l'intérieur comme de l'extérieur du cinéma, tend à en réduire la part. Le cinéma est l'art de la production et de la gestion du temps; la fiction, c'est tout simplement l'art, universellement pratiqué, de mettre imaginairement de l'ordre dans le monde. Leur rencontre n'a pas fini de nous poser des questions.
Le cinéma n'est, aujourd'hui, qu'une forme parmi d'autres de l'image en mouvement, et pour beaucoup de gens, il n'est même plus sa forme d'expérience majoritaire. Faut-il pour autant conclure que le cinéma a déjà disparu, ou au moins qu'il est en train de disparaître? Le propos de Jacques Aumont n'est en effet ni nostalgique ni pessimiste, et au lieu de décrire ce que le cinéma a été autrefois ou ce qu'il est (encore) aujourd'hui, il préfère demander ce qu'il reste du cinéma , au sens précis de ce qu'il en restera toujours. Le cinéma est ainsi analysé dans sa spécificité même, c'est-à-dire en ce qui le distingue (radicalement) de toutes ces autres formes sous lesquelles l'image mouvante est véhiculée. L'objectif n'est alors pas simplement de donner une (nouvelle) définition de ce qu'est le cinéma mais de faire ressortir les valeurs, esthétiques ou autres, dont le cinéma est le porteur exclusif.
Héritier des procédés photographiques, c'est d'abord la lumière qui semble s'imposer dans le cinéma.
De la lumière, il en faut pour capter et enregistrer l'image, puis pour la projeter. N'est-il donc pas contradictoire de vouloir parler du cinéma comme d'un art de l'ombre? L'ombre n'est-il pas simple absence de lumière, de la lumière arrêtée par un obstacle? Quel usage peut alors faire le cinéma de ce « lieu noir », dont la route de nuit est la métaphore par excellence? Le cinéma n'échappe en effet pas à l'ancienne croyance qui oppose lumière et ombre en leur attribuant une valeur de principes. Et pourtant, la relation du cinéma à l'ombre ne s'épuise pas pour autant dans ce legs d'une « ombre figure » et d'une « ombre milieu ». Jacques Aumont montre alors que l'ombre, peut-être même plus encore que la lumière, est constitutive de cet art qu'est le cinéma.