Dans la préface de 1867 à la première édition du Capital, Karl Marx avertit le lecteur : «Dans toutes les sciences le commencement est ardu. Le premier chapitre, principalement la partie qui contient l'analyse de la marchandise, sera donc d'une intelligence un peu difficile.» Ce «premier chapitre», comme on le lit dans la même préface, est le résumé d'un écrit antérieur dont le Capital est le prolongement. Il s'agit précisément du présent livre, Critique de l'économie politique, que nous proposons de nouveau, cent cinquante ans après la première édition de 1859, dans la «bibliothèque jeunes» de notre maison d'édition.
Le choix d'insérer dans cette collection un texte que Marx lui-même considérait comme un des plus ardus de son élaboration s'explique en lui-même. La «bibliothèque jeunes» se fonde sur le présupposé qu'il existe, parmi les nouvelles générations, aujourd'hui plus que jamais, une faim de théorie qui ne se satisfait pas d'aliments prémâchés.
Le succès rencontré par les titres importants déjà publiés nous a confortés dans cette conviction. Les «lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et par conséquent aussi penser par eux-mêmes» - vers lesquels Marx se tourne expressément - sont présents parmi les jeunes d'aujourd'hui en nombre beaucoup plus grand que ne le soupçonne le conformisme paresseux de nombreux sociologues à la mode.
La crise des relations globales actuelle a produit, entre autres, une énième «redécouverte de Marx». Ces fondements théoriques de la doctrine économique marxiste se devaient d'être présents dans la «bibliothèque jeunes». Car c'est précisément dans l'«analyse de la marchandise» que réside l'explication ultime du phénomène typiquement capitaliste de la crise.
Les deux textes que nous avons rassemblés dans ce volume ont été rédigés entre 1847 et 1865. Mais bien qu'ils aient été écrits voici près de cent cinquante ans, et malgré leur concision, ils ont l'étonnante capacité d'éclairer nombre de problèmes actuels. Ils sont en outre une illustration des capacités de Marx à «populariser» des notions complexes : ils présentent en effet les fondements de l'analyse économique de manière à la fois simple et scientifique. Ces deux ouvrages, Travail salarié et capital ainsi que Salaire, prix et profit, offrent une base solide et irremplaçable pour l'étude de la théorie marxiste de l'économie.
Travail salarié et capital trouve toute sa richesse et sa modernité dans la combinaison entre le but pour lequel il a été écrit et son idée-force. Selon celle-ci, c'est le propre du capitalisme de dissimuler les rapports entre les hommes sous l'apparence de rapports entre « choses ». Les caractéristiques mystérieuses de « choses » telles que le capital ou le salaire peuvent être clarifiées en les ramenant aux rapports qui leur sont sous-jacents, des rapports entre les hommes. Et ce qui explique l'actualité de ce texte, c'est précisément que le rapport fondamental, aujourd'hui encore, n'a pas changé. La société se fonde sur la base du rapport instauré entre la minorité d'hommes qui monopolisent les moyens de production - les capitalistes - et la grande majorité de ceux qui en sont privés et qui, par conséquent, sont contraints de vendre leur capacité de travailler - les salariés.
Salaire, prix et profit poursuit le même but. À l'origine, il s'agit d'un document lu par Marx au cours de deux séances du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, la Première internationale. Les «nouveautés» que les deux dirigeants de la Première internationale, sans s'en rendre alors réellement compte, eurent la chance de connaître en avant-première, ne sont autres que la découverte fondamentale de la «valeur du travail» ou, plus précisément, du fait qu'il est impossible de déterminer cette valeur sans introduire le concept de «force de travail». Salaire, prix et profit constitue ainsi la première explication scientifique du mécanisme de l'exploitation capitaliste.
Dans les «Adresses» qui furent publiées avec La guerre civile en France, nous trouvons la dignité, l'énergie, la documentation et, dessinées en une synthèse magistrale, les tendances principales du siècle à venir. Engels signalait la leçon fondamentale de cette lutte : «La Commune dut reconnaître d'emblée que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne pouvait continuer à se servir de l'ancien appareil d'État.» L'État, né dans les sociétés anciennes en tant qu'organe pour la défense des intérêts communs, était devenu au fil des siècle un organe séparé, «au service de ses intérêts particuliers»; cela était évident «non seulement dans la monarchie héréditaire, mais également dans la république démocratique». La Commune n'est pas encore tombée quand, le 17 avril 1871, Marx écrit à Kugelmann: «La lutte de Paris a fait entrer dans une nouvelle phase la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État. Quel qu'en soit l'issue immédiate, elle a permis de conquérir une nouvelle base de départ d'une importance historique universelle.» C'est un début car, écrit Cervetto, «l'époque des révolutions prolétariennes, avec leurs inévitables pas en avant et en arrière, ne fait que commencer. La forme démocratique de la révolution bourgeoise a mis des siècles à s'imposer et à s'élaborer; la Commune de Paris, elle, n'a duré que quelques jours. Lénine le sait bien quand il restaure la découverte de Marx, cinquante ans plus tard et quelques mois avant qu'en Russie le mouvement réel la remette à l'ordre du jour de la théorie et de la pratique».
La forme politique enfin découverte par les prolétaires de 1871 est ainsi devenue «une nouvelle base de départ» confiée aux générations des communistes.
Les écrits de Marx recueillis sous le titre Les Luttes de classes en France par Engels, et la longue introduction qu'il a ajoutée, représentent une oeuvre fondamentale du marxisme selon au moins trois points de vue.
Tout d'abord, ils fournissent la reconstitution incomparable d'une phase révolutionnaire cruciale, celle de 1848. L'analyse détaillée de Marx est encore aujourd'hui ce que l'on peut trouver de mieux sur le sujet.
En second lieu, ce brillant résultat découle de la conception matérialiste de l'histoire. L'idée que les faits politiques ont en dernière instance des causes économiques - la géniale découverte qui a permis à Marx et Engels d'étendre les méthodes scientifiques à l'étude de la société est ici utilisée pour la première fois pour expliquer « un fragment d'histoire contemporaine à l'aide de sa conception matérialiste en partant de la situation économique donnée ».
En troisième lieu, l'analyse politique des rapports sociaux dans une phase de luttes si intenses et si concentrées permet à Marx de construire ou de perfectionner certains repères théoriques. C'est dans Les Luttes de classes en France que l'analyse de la revendication prolétarienne du « droit au travail », rappelle Engels, aboutit pour la première fois à l'affirmation de l'objectif du communisme, par la formule de l'« appropriation des moyens de production par la société ». C'est encore dans ce livre qu'est décrite pour la première fois la dialectique entre intérêts particuliers et intérêt général de la bourgeoisie, qui constitue le casse-tête jamais résolu et le moteur irrépressible de la transformation des formes de l'État bourgeois. Mais surtout, en analysant les années qui, à partir de l'insurrection de février 1848, aboutissent au coup d'État de décembre 1851, Marx découvre le lien entre crise et révolution.
Lors de la polémique qui l'a opposé aux populistes à la fin du XIXe siècle, Lénine a du affronter cette objection : «Dans quelle oeuvre de Marx trouve-t-on sa conception matérialiste de l'histoire ?» L'idéologie allemande de Marx et Engels, écrite en 1845-1846 et publiée seulement en 1932, était à l'époque inédite.
Mais la controverse sur cette question a ses raisons qui dépassent cette donnée contingente. Le populiste - un professeur d'université - se plaint de l'absence d'une oeuvre qui exposerait la nouvelle conception du processus historique avec la même rigueur que celle que Marx a employée dans Le Capital pour l'économie. Lénine riposte que la conception matérialiste de l'histoire se trouve déjà dans Le Capital. Le point de vue de l'académicien et du communiste ne peuvent coïncider : la littérature marxiste n'est qu'une arme de la lutte révolutionnaire.
Et la théorie ne fait pas exception à la règle : le marxisme la met au premier plan uniquement parce qu'elle est indispensable à l'élaboration d'une solide stratégie révolutionnaire. D'un point de vue formel, l'académicien russe a raison : il n'existe aucun traité marxiste de philosophie de l'histoire. Cependant, il existe une conception radicalement nouvelle du «développement de la formation économico-sociale comme processus d'histoire naturelle», ainsi que le développements, les mises au point et le mise en oeuvre de cette idée que les échéances de la lutte politique révolutionnaire ont rendu, tour à tour, nécessaires. Cette anthologie présente différents moments de cette réflexion et obéit à la même logique révolutionnaire.
Il n'existe aucun exposé systématique du communisme dans sa conception marxiste, et cet ouvrage n'entend pas y suppléer. Cependant, au terme de cette brève anthologie constituée à partir d'écrits de Marx, Engels et Lénine, le lecteur pourra facilement apprécier la pertinence de la définition du communisme en tant que «cause de l'humanité tout entière». Au fil de ces extraits rassemblés par ordre chronologique, Marx, Engels, puis Lénine, nous offrent leurs réflexions sur la perspective communiste. Il s'agit de courts passages qui abordent la future société sans classes selon les différents points de vue qui, chaque fois, sont suggérés ou imposés par la lutte politique. En effet, pour Marx et Engels, le « communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer». Ils appellent «communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses». Leur principale préoccupation n'est pas de décrire la société de demain, mais d'étudier les processus qui préparent, dans la société actuelle, l'issue historiquement nécessaire du communisme. Leur engagement est totalement absorbé par la lutte - théorique, politique et organisationnelle - visant à faire tomber les résistances qui entravent le « mouvement réel » vers l'abolition de la propriété privée. Cette utopie imaginée par quelques penseurs du passé, défendue entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles par de nombreux chefs de file communistes ou socialistes, acquiert un fondement réel lorsqu'elle se concentre sur les moyens de production que le capitalisme a rendus sociaux. Par une formule célèbre, Engels a défini ce passage comme l'évolution de l'utopie à la science. Marx et Engels ramènent la myriade de contradictions sociales criantes que les communistes utopistes dénonçaient, à une contradiction fondamentale que chacun peut vérifier empiriquement. Le capitalisme accélère la socialisation de la production en la portant à des niveaux extrêmement élevés et historiquement inédits, mais la richesse sociale - désormais créée par une « usine-monde » où se combine le travail de plus d'un milliard d'hommes - continue d'être accaparée de manière privée, comme il y a des siècles, à l'époque de la petite production artisanale et paysanne. Cette anthologie cherche avant tout à inciter à la lecture des oeuvres dont sont tirés les différents extraits, mais pas seulement, elle veut contribuer à susciter les énergies que la cause communiste réclame.