Si la poésie amoureuse, comme le relevait Nadejda Mandelstam, tient une place quantitativement modeste dans l'héritage du poète, on ne saurait la qualifier de « périphérique » pour autant que ces quelques poèmes marquent des jalons essentiels de son parcours. Préparant, lors de son exil à Voronej, une émission radio sur la jeunesse de Goethe, Ossip Mandelstam notait que les femmes aimées avaient été pour le poète allemand « les passerelles solides par lesquelles il passait d'une période à une autre ». Sans doute parlait-il également pour lui-même tant il est frappant que chacune des phases de son oeuvre est encadrée, introduite et close par les quelques poésies que lui inspirèrent les différentes « muses » ...
L'oeuvre d'ossip mandelstam (1891-1938), marquée par une recherche existentielle où le rapport du poète au monde ne cessa d'évoluer parallèlement à la transformation du matériau poétique, de ses principes d'organisation, se divise nettement en deux périodes, en deux parties à peu près égales en nombre de poèmes : 1908-1925 et 1930-1937.
Venant après un long silence de cinq ans, qui consommait la rupture avec la littérature " autorisée ", avec la littérature tout court, les poèmes de moscou incarnent un rare moment d'équilibre du " moi " et de la forme intérieure, d'ancrage polyphonique dans la substance même de la cité et de l'époque stalinienne. paradoxalement, mandelstam y accède à une liberté et une harmonie sans exemple dans la poésie russe du vingtième siècle.
Structuré en plusieurs cycles - arménie, le loup, moscou la bouddhique, les poésies russe et italienne, huitains philosophiques, requiem -, le livre s'achève au début de 1934 sur deux poèmes d'amour qu'illumine la destinée tragique du poète. peu de temps auparavant, il avait écrit et lu à quelques personnes une féroce épigramme contre staline, qui provoquera son arrestation en mai 1934. au lieu de la mort attendue, ce furent trois années d'exil à voronej.
Arrêté une deuxième fois en mai 1938, mandelstam disparaîtra bientôt dans un camp près de vladivostok, sur la rive du pacifique. publiés pour la première fois en version intégrale et bilingue, tout comme les cahiers de voronej déjà parus aux éditions circé, les poèmes de moscou devaient être réunis à ces derniers sous le titre commun et significatif de poésies nouvelles.
Quatrième de couverture Ossip Mandelstam, né le 2 janvier 1891, fit des études à Paris, Heidelberg et Saint©Pétersbourg. En 1911/1912 il participa, avec Goumilov et Akhmatova. à la création de l'acméisme qui voulait opposer au verbe désincarné des symbolistes une architecture fondée sur le " mot©objet ". Son premier recueil La Pierre (1913) révélait toutefois la force et l'originalité d'un poète sans réelle ascendance. D'abord lié à la révolution par une sorte de " joute et attrait " où le rythme et le mythe transcendent l'époque dans une " nostalgie de la culture mondiale ", avant tout méditerranéenne (Tristia, 1923), Mandelstam allait inverser nombre des éléments de sa poétique, à partir de 1930, afin d'appréhender la réalité nouvelle, marquée par une perversion sans précédent des valeurs et des signes. Quand on vient l'arrêter en mai 1934, il est " prêt à la mort ". Mais condamné à trois ans d'exil, il va écrire à Voronej, en quelques mois les plus fertiles de son existence, les poèmes des trois Cahiers qui sont un des sommets de la poésie russe du vingtième siècle. Arrêté une nouvelle fois en mai 1938, le poète est envoyé au Goulag et meurt le 27 décembre près de Vladivostok, au seuil même de la Kolyma.
Nombreux sont ceux qui, tel le prix Nobel de littérature Iossif Brodski, tiennent aujourd'hui Ossip Mandelstam pour " le plus grand poète russe du XXe siècle ".
Après les Cahiers de Voronej (1935-1937) et les Poèmes de Moscou (1930-1934), voici le Deuxième Livre qui s'articule en deux grandes sections. Tristia (1916-1920) et 1921-1925, auxquelles s'ajoutent les poésies pour enfants écrites en 1925, au seuil d'un silence de cinq années. Contrairement à La Pierre, le premier livre on dominait l'image de Rome antique et chrétienne, c'est l'âge d'or hellénique, accentué par un long séjour en Crimée-Tauride, qui sous-tend le " classicisme " de Mandelstam, parvenu à son faîte dans Tristia, et lui permet de renouer avec l'expression subjective du poète, médiatisée par les mythes et les thèmes éternels, alors même qu'il devenait impossible d'éluder l'histoire vive ae la révolution et la guerre civile, vis-à-vis desquelles Mandelstam aura longtemps une attitude plus contradictoire et nuancée que la plupart des poètes russes de son temps.
" Le mot erre librement autour de la chose, ainsi que l'âme autour du corps qu'elle a quitté sans parvenir à l'oublier " : cette conception du mot-Psyché va évoluer dans les poésies de 1921-1925 pour atteindre à une " musique associative " qui, déployée dans les champs sémantique et phonologique en me sorte de synthèse de l'acméisme et du futurisme, confine parfois à l'hermétisme dans les grands poèmes de 1923.
Eu dépit toutefois de la réalité " écrue et sévère ". de la marginalisation grandissante de Mandelstam, le Deuxième Livre est éclairé par la lumière du Midi russe mais aussi et surtout par plusieurs figures féminines exceptionnelles, dont les poétesses Marina Tsvetaïéva et Anna Akhmatova, les comédiennes Olga Arbénina et Olga Vaxel, et la jeune peintre Nadejda Khazina que Mandelstam a épousée au début de 1922.
«Mandelstam n'a pas eu de maître.
Nous sommes au fait des origines de Pouchkine et de Blok, mais qui pourrait dire d'où est venue cette harmonie nouvelle et supérieure qui a pour nom :
Les poèmes d'Ossip Mandelstam ?», a écrit Anna Akhmatova, et tel pouvait en effet être le sentiment inspiré aux lecteurs par (La) Pierre, le premier livre du poète à peine âgé de 22 ans, dont la voix apparut d'emblée singulière, reconnaissable entre toutes. Les nombreux textes écrits entre 1906 et 1913, pour la plupart inédits jusque-là en français, permettent toutefois de mieux éclairer la «préhistoire» de Mandelstam.
Dès le début, sa démarche poétique allait au-delà du symbolisme et de la musicalité verlainienne, mais aussi de l'acméisme, le mouvement auquel il fut amené à participer, à partir de 1912, aux côtés de Nikolaï Goumiliov et d'Anna Akhmatova.Son oeuvre est à l'opposé du classi-cisme et de l'avant-garde, tout en restant infiniment proche de l'un et de l'autre : ce paradoxe énoncé par Sergueï Avérintsev caractérise on ne peut mieux la position exceptionnelle de Mandelstam au coeur de la poésie russe du vingtième siècle. Avec pour toile de fond sa traver-sée tragique de l'histoire, jusqu'à la mort dans un camp de transit du Goulag en décembre 1938. Le présent volume et les trois autres déjà parus aux éditions Circé (Le Deuxième Livre, 1916-1925 ; Les Poèmes de Moscou, 1930-1934 ; Les Cahiers de Voronej, 1935-1937) constituent la première édition complète, bilingue et commentée, de l'oeuvre poétique d'Ossip Mandelstam.