«Ainsi donc, aucun de nous deux n'est en vie au moment où le lecteur ouvre ce livre. Mais tant que le sang continue de battre dans cette main qui tient la plume, tu appartiens autant que moi à la bienheureuse matière, et je puis encore t'interpeller d'ici jusqu'en Alaska. Sois fidèle à ton Dick. Ne laisse aucun autre type te toucher. N'adresse pas la parole aux inconnus. J'espère que tu aimeras ton bébé. J'espère que ce sera un garçon. J'espère que ton mari d'opérette te traitera toujours bien, parce que autrement mon spectre viendra s'en prendre à lui, comme une fumée noire, comme un colosse dément, pour le déchiqueter jusqu'au moindre nerf. Et ne prends pas C.Q. en pitié. Il fallait choisir entre lui et H.H., et il était indispensable que H.H. survive au moins quelques mois de plus pour te faire vivre à jamais dans l'esprit des générations futures. Je pense aux aurochs et aux anges, au secret des pigments immuables, aux sonnets prophétiques, au refuge de l'art. Telle est la seule immortalité que toi et moi puissions partager, ma Lolita.»
Textes traduits de l'anglais, présentés et annotés par René Alladaye, Jean-Bernard Blandenier, Marie Bouchet, Brian Boyd, Gilles Chahine, Yannicke Chupin, Maurice-Edgar Coindreau, Maurice Couturier, Lara Delage-Toriel, Agnès Edel-Roy, Raymond Girard, Donald Harper et Monica ManolescuAprès le succès planétaire de Lolita, Nabokov jouit d'une grande liberté créatrice. La suite de son oeuvre lance au lecteur, à son intelligence, à son imaginaire, un défi permanent. Le héros de Pnine (roman de 1957 ici proposé dans une nouvelle traduction), professeur d'origine russe enseignant dans une université américaine, c'est-à-dire doté d'une biographie proche de celle de son créateur, sera évincé de son poste par le narrateur du récit, qui se révèle être... Nabokov lui-même. Feu pâle (1962) met en compétition deux types de textes, un poème et son commentaire, deux narrateurs, qui sont l'image inversée l'un de l'autre, et deux univers antagonistes. Puis vient Ada ou l'Ardeur (1969), le chef-d'oeuvre de la période, et peut-être le chef-d'oeuvre de Nabokov. Livre ambitieux, maîtrisé - deux univers, deux narrateurs, de nombreux emboîtements narratifs et un brouillage constant des repères temporels - , c'est aussi, un an après Belle du Seigneur, un grand roman d'amour. Trois ans plus tard, dans La Transparence des choses - «une simple enquête au-delà des cyprès sur l'entrelacs des destinées prises au hasard», disait l'auteur, non sans mystère -, le narrateur, un certain Mr. R., romancier de son état, agit depuis le royaume des ombres... Enfin, Vadim Vadimovitch, narrateur de Regarde, regarde les Arlequins! (1974), le dernier roman publié par Nabokov (car L'Original de Laura restera inachevé et paraîtra après sa mort), ressemble à s'y méprendre à Vladimir Vladimirovitch Nabokov. Autobiographie fictive, variation sur le thème de l'identité, du double, de la copie et de l'original, ultime regard, teinté d'humour et d'ironie, d'un homme sur la trajectoire de sa vie et sur son oeuvre, c'est aussi l'occasion d'une confrontation finale avec un lecteur que Nabokov n'aura eu de cesse de provoquer, défier et enchanter.
Ce volume marque un tournant. Il contient, d'une part, deux romans écrits en russe à la fin des années 1930:Le Don, le plus magistral des livres russes de Nabokov, et L'Enchanteur, où apparaît la première «nymphette» nabokovienne et qui ne fut publié qu'en 1986, dans la traduction anglaise due au fils de l'écrivain. Il réunit, d'autre part, les trois premiers romans que Nabokov composa en anglais et un livre qui, pour n'être pas le plus connu de son auteur, n'en est pas moins un chef-d'oeuvre:l'autobiographie Autres rivages, dont le point de départ date des années 1930; il s'agissait alors d'un texte en français sur la gouvernante du petit Vladimir, mais il fut entièrement recomposé en anglais avant de paraître en 1951. Période charnière, donc, qui voit la naissance et, avec Lolita, la consécration d'un écrivain de langue anglaise. L'accouchement, qui est aussi un arrachement, ne se fit pas sans douleur. Le changement de terre, le changement de langue, l'ombre menaçante des totalitarismes confèrent aux livres de cette période une particulière intensité tragique. Plusieurs textes évoquent la perte (notamment La Vraie Vie de Sebastian Knight, dont le héros est un écrivain) et ce que le latin nomme desiderium:désir, besoin, regret. Il faut renoncer à l'enfance, aux amours anciennes, à la littérature russe (véritable héroïne du Don), à toutes «ces choses que le destin empaqueta un jour, pêle-mêle, et jeta à la mer». Mais Nabokov, à vrai dire, n'y renonce pas. Il les métamorphose et les rend inoubliables.
Chassé de Russie par la révolution d'Octobre, chassé d'Allemagne puis de France par le nazisme, Vladimir Nabokov, écrivain libre, rêvait ses histoires dans une langue et les écrivait dans une autre. Ce premier volume d'une édition qui en comprendra trois est capital à cet égard. De Machenka à l'Invitation au supplice, c'est-à-dire de 1928 à 1938 (si l'on ne prend en compte que les dates de première édition), s'opère en huit romans une «transmigration verbale». D'abord écrites en russe, puis traduites en français ou en anglais, ces oeuvres furent ultérieurement récupérées par Nabokov, qui s'attacha généralement à en donner une nouvelle version, en langue anglaise. Opération essentielle : il ne s'agit pas, pour l'auteur de se traduire, mais de s'approprier une nouvelle langue de création, qui, bientôt, fera de lui l'un des tout premiers écrivains américains. Quant aux thèmes de ces romans, ce sont déjà ceux qui structureront l'ensemble de l'oeuvre : la nostalgie de la mère-patrie, la quête passionnée de l'amour transgressif, la perte de l'identité, et le combat d'un individu créatif contre un régime qui veut l'asservir.
Franz, jeune homme timide et sans caractère, monte à Berlin chez son oncle dans l'espoir d'obtenir un emploi. Dreyer est un homme d'affaires qui a réussi. Sa femme, Marthe, bourgeoise sans imagination, s'ennuie. Très vite elle devient la maîtresse de Franz. De l'aveu même de son auteur, l'intrigue du roman «n'a rien de bien nouveau» : une banale histoire d'adultère. Mais la façon de la traiter ne l'est pas. Le livre est écrit sous le signe du jeu. Ce qui retient l'attention au milieu de cette farce boulevardière, ce sont tous les petits détails étranges que Nabokov sème sur son chemin : un cinéma en construction ; des pantins mécaniques fascinants ; le propriétaire de l'appartement de Franz, vieillard torve qui s'invente une femme ; un homme monstrueux privé de nez... Le roman est ancré dans une sorte de brouillard onirique, à l'orée du fantastique, et ce grâce à des inventions narratives brillantes. Écrit en 1928, Roi, dame, valet est le deuxième roman de Nabokov. On y trouve déjà l'élégance de style et l'humour acerbe et misanthrope du romancier.
Écrits en russe, puis en anglais avec l'aide de son fils Dmitri, les 64 chefs-d'oeuvre retenus par Nabokov pour l'édition de ses Nouvelles complètes. Les premières parurent dans les revues de l'émigration, d'autres furent réunies en recueil dès que Nabokov eut gagné un vaste public, d'autres enfin furent publiées dans de grands journaux américains. Autobiographiques - comme «Premier amour», la plage de Biarritz inchangée depuis l'impératrice Eugénie, des femmes en col de satin perle aux ombrelles volantées, un amoureux transi de sept ans et un début d'enlèvement -, imprégnées de la mélancolie de Russes déracinés et viveurs, ou récits de passion brûlante comme «Un Léonard», toutes ces nouvelles d'une grande intensité poétique révèlent la variété d'un talent qui donne ici, dans des récits concis, le concentré du génie que déploiera Nabokov dans ses romans.
Ce roman, comme presque tous les autres, Nabokov l'avait entièrement visualisé. Cette technique lui permettait d'écrire dans l'ordre ou le désordre, selon les aléas de la composition. Pour Laura, dès 1976, à en croire son éditeur américain, tout était là : personnages, scènes, détails. Il ne restait plus à Nabokov qu'à écrire, à battre les fiches comme des cartes à jouer, pour se les distribuer à lui-même sous la forme d'un roman. Mais la mort le prit de vitesse.
Puis il y eut les discussions homériques pour savoir si, selon le souhait de Nabokov, il fallait brûler ces fiches. Après des années d'incertitude, Dmitri, son fils, décida de les publier. Mais comment ? Fiches bristol minutieusement noircies au crayon à papier, brève succession de chapitres s'effilochant parfois en séquences rhapsodiques, paragraphes écourtés à l'improviste : Laura se présentait comme un vertigineux puzzle littéraire.
L'intrigue ? Le personnage principal, Philip Wild, est un brillant neurologue, effroyablement gros et terriblement laid. Il est tourmenté par sa jeune épouse, Flora, coquette aux moeurs volages et aux « fesses étroites d'un charme ambigu et irrésistible ». Or Flora sert de modèle à l'un de ses amants, auteur d'un super-bestseller intitulé My Laura dans lequel l'héroïne trouve la mort « de la façon la plus folle du monde ».
Le sous-titre de L'Original de Laura est « mourir est amusant ». Nabokov sentait l'approche de sa propre mort et s'était jeté à corps perdu dans une oeuvre aux tonalités tout à la fois sombres et drolatiques. Mais l'insoutenable extase était-elle bien la sienne ? « Je ne peux pas pardonner la censure de la mort », avait-il un jour écrit. Et dans une annexe destinée à son plus grand roman russe, Le Don, il avait déjà postulé que « la tristesse d'une vie interrompue n'est rien par comparaison à la tristesse d'une étude interrompue ».
Voici l'autobiographie de Vladimir Nabokov, dans l'édition révisée et augmentée parue aux États-Unis sous le titre Speak, Memory, an Autobiography revisited et comprenant la préface inédite de sa traduction russe. De toutes ses oeuvres écrites en anglais, l'auteur n'a choisi de retraduire lui-même en russe que celles qui lui tenaient particulièrement à coeur : Lolita et Autres rivages. Livre nostalgique sur une Russie disparue, Autres rivages restitue avec une magie éblouissante l'enfance de l'auteur et son exil européen : «Comme le cosmos est petit (une poche de kangourou le contiendrait), comme il est dérisoire et piteux comparé à la conscience humaine, à un seul souvenir d'un individu et à son expression par des mots ! Peut-être suis-je attaché à l'excès à mes toutes premières impressions, mais après tout je leur dois de la reconnaissance. Elles m'ont montré le chemin d'un véritable Eden de sensations visuelles et tactiles.»
5 nouvelles russes inédites de Vladimir Nabokov où l'on croise des artistes et des jeunes expatriés, partagés entre plusieurs lieux : Berlin, l'Angleterre, Zermatt, un port du sud de la France ou bien les anciens domaines d'une enfance russe. Un romantisme sensible et sensuel émane de ces textes où des anges font soudain vaciller la conscience des personnages et où un portrait de femme sait capter sur la surface de la toile le rêve d'un jeune homme trop amoureux.