« Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs ils se verraient. » Ariane devant son seigneur, son maître, son aimé Solal, tous deux entourés d'une foule de comparses : ce roman n'est rien de moins que le chef-d'oeuvre de la littérature amoureuse de notre époque.
Il y a des livres dont le succès ne surprend personne. Les Liaisons dangereuses, en 1782, n'est pas de ceux-là. L'auteur, un officier d'artillerie, n'a guère de réputation dans le monde des Lettres. Son libraire prévoit un tirage convenable, mais prudent : 2000 exemplaires. Le roman sort en mars. On se l'arrache. On le dénonce, on l'admire, on le dénonce en l'admirant. C'est « le mécanisme même de la scélératesse développée dans tous ses ressorts ». Chacun fait des « applications » : de quel libertin réel ce « délicieux infâme » de Valmont est-il le portrait ? L'auteur n'est pas épargné : « Parce qu'il a peint des monstres, on veut qu'il en soit un. » Le libraire, lui, ordonne une réimpression. Cela ne fait que commencer.
Il est difficile de cerner les raisons d'un succès. À écouter les premiers lecteurs, celui des Liaisons tiendrait en partie à l'ambiguïté du livre. L'auteur est-il lui-même un Valmont de garnison, ou a-t-il au contraire fait oeuvre morale en dénonçant les mauvaises moeurs ? Vaine question : Laclos a très habilement décentré la question morale. Et puis, quand on aurait expliqué les motifs du succès, que dire de sa durée ? Les livres à la mode se démodent ; pas les Liaisons. Très vite, les héros se mettent à vivre dans l'imaginaire du public. Bientôt, ils montent sur le théâtre. Marie-Antoinette chante Les Adieux de la présidente de Tourvel, romance. Les imitations, suites ou « suppléments » fleurissent. Les rumeurs circulent. On aurait interdit la vente de l'ouvrage. Mais la première condamnation attestée date de 1823 : la Restauration n'a pas apprécié cette peinture de la société d'Ancien Régime. Plus tard, la critique marxiste verra dans le roman le pamphlet politique d'un homme déçu par l'aristocratie.
Des écrivains, Baudelaire, Gide, Suarès, Giraudoux, Malraux, apportent leur pierre à l'édifice. Et des illustrateurs : à chacun sa lecture, du néoclassicisme aux éclairages les plus crus. On continue à s'emparer des héros de Laclos pour leur faire vivre d'autres aventures. Chez Pascal Quignard, Merteuil exilée rencontre Jane Austen. Certaines incarnations font date. Jeanne Moreau est aussi inoubliable au cinéma en 1959 (Les Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim, dialogues de Roger Vailland) qu'au théâtre en 2007 (Quartett de Heiner Müller, 1982). Il y aura d'autres pièces, d'autres films, d'autres actrices (Glenn Close) regardées par d'autres écrivains (Philippe Sollers), deux cents ans après une Révolution dont l'oeuvre de Laclos aurait été l'une des « causes secrètes ».
On peut désormais tout savoir des Liaisons sans avoir lu le roman. Mais on peut aussi le lire : après tout, c'est l'un des plus grands livres qui soient. Il est publié ici d'après une édition rare, datée de 1787 et sans doute préparée par Laclos lui-même. Suit un éventail de réactions, de critiques, d'adaptations, de continuations et d'images qui retracent, de 1782 à nos jours, l'extraordinaire destin des Liaisons dangereuses.
Les Mémoires d'outre-tombe ne furent point publiés comme Châteaubriand l'avait d'abord souhaité. Dans l'Introduction à la présente édition, Maurice Levaillant expose pourquoi et comment, malgré la conscience des mandataires du grand écrivain, malgré leur fidélité à l'amitié et à l'honneur, le texte offert au public n'était pas tel qu'il aurait dû paraître dans l'édition originale. En établissant cette édition d'après l'édition originale et les deux dernières copies du texte, Maurice Levaillant et Georges Moulinier se sont proposés de «restituer aux Mémoires d'outre-tombe le texte et l'aspect qu'iIs auraient dû présenter dans l'édition originale ; de rendre ce texte aussi clair, aussi accessible et maniable que possible pour les étudiants et pour tous les lettrés», et de le compléter par des variantes, des notes, un appendice et un index. «On souhaite d'avoir réussi à placer dans une lumière plus favorable un ouvrage qui n'est pas seulement le chef-d'oeuvre de Châteaubriand, mais l'un des grands livres du XIXe siècle; oeuvre où la poésie et l'histoire s'entremêlent ; dans un miroir magique, à travers l'âme exigeante et orageuse de Châteaubriand, se reflètent l'âme même d'une époque et, de 1780 à 1840, soixante ans d'histoire de France.»
Les Mémoires d'outre-tombe ne furent point publiés comme Châteaubriand l'avait d'abord souhaité. Dans l'Introduction à la présente édition, Maurice Levaillant expose pourquoi et comment, malgré la conscience des mandataires du grand écrivain, malgré leur fidélité à l'amitié et à l'honneur, le texte offert au public n'était pas tel qu'il aurait dû paraître dans l'édition originale. En établissant cette édition d'après l'édition originale et les deux dernières copies du texte, Maurice Levaillant et Georges Moulinier se sont proposés de «restituer aux Mémoires d'outre-tombe le texte et l'aspect qu'iIs auraient dû présenter dans l'édition originale ; de rendre ce texte aussi clair, aussi accessible et maniable que possible pour les étudiants et pour tous les lettrés», et de le compléter par des variantes, des notes, un appendice et un index. «On souhaite d'avoir réussi à placer dans une lumière plus favorable un ouvrage qui n'est pas seulement le chef-d'oeuvre de Châteaubriand, mais l'un des grands livres du XIX? siècle ; oeuvre où la poésie et l'histoire s'entremêlent ; dans un miroir magique, à travers l'âme exigeante et orageuse de Châteaubriand, se reflètent l'âme même d'une époque et, de 1780 à 1840, soixante ans d'histoire de France.»
Au lendemain de la mort de Camus (1960), les Éditions Gallimard souhaitent inscrire son oeuvre au catalogue de la Pléiade. Deux volumes sont prévus. Roger Quilliot, chargé d'établir l'édition, fait oeuvre de pionnier; il consulte tous les manuscrits alors disponibles et rassemble quantité de «Textes complémentaires». Le premier volume, Théâtre, récits, nouvelles, paraît dès 1962; le second, Essais, en 1965. Mais dans son introduction de 1962 Quilliot songe déjà à l'avenir:«Je me suis seulement efforcé de rendre à Camus, pour les années à venir, l'homme vivant qui lui était dû et que d'autres, sans nul doute, voudront parfaire.» De fait, la connaissance de l'oeuvre de Camus n'a cessé de progresser. Des textes épars ont été rassemblés et édités. Les Carnets, mais aussi des récits restés inédits, comme La Mort heureuse et Le Premier Homme, ont été révélés. Bien des questions soulevées par Camus se posent toujours, mais si leur thématique (la décolonisation, le terrorisme et sa répression, etc.) nous paraît familière, le rappel du contexte historique est de plus en plus indispensable à leur compréhension. D'autre part, les informations apportées par les publications posthumes incitent à s'interroger sur la meilleure organisation possible de l'oeuvre de Camus. L'édition des années 1960 plaçait d'un côté la «fiction», de l'autre la «réflexion», mais comment, par exemple, ne pas tenir compte du fait que l'on trouve dans les Carnets plusieurs plans structurant l'oeuvre en «séries» (l'Absurde, la Révolte, etc.), chacune de ces séries comprenant des ouvrages appartenant à des genres littéraires différents, fictionnels ou réflexifs? Une édition des Oeuvres complètes devait donc être présentée au plus près de ce que nous savons des intentions de l'auteur. C'est la chronologie de publication des oeuvres, tous genres confondus, qui a été retenue comme principe de classement, et ce sont les ouvrages publiés du vivant de Camus qui figurent en premier lieu dans chaque tome. Enfin, des écrits posthumes sont rassemblés à la fin de chaque volume, en fonction de leur date de rédaction.
À rebours offre à Huysmans une place à part dans le paysage littéraire. En 1884, ce fut une déflagration. Barbey réutilisa la formule par laquelle il avait salué Les Fleurs du Mal : après un tel livre, l'auteur n'a plus qu'à choisir «entre la bouche d'un pistolet et les pieds de la croix». Mais cette formule ne rend pas compte de l'extraordinaire nouveauté du roman. Avec le personnage de Des Esseintes, Huysmans saisit l'essence de la fin-de-siècle : l'heure est à la névrose. S'il est bien le roman d'une génération, salué par Mallarmé, et inspirateur notamment du Portrait de Dorian Gray, À rebours opère une percée vers le XXe siècle.
Cet arbre ne devrait pourtant pas cacher la forêt romanesque de Huysmans. Roman naturaliste, Marthe, histoire d'une fille (1876) - qui fut interdit en France - lui permet de se lier avec Zola, à qui est dédié Les Soeurs Vatard en 1879. Sac au dos (1877 et 1880) est une courte et burlesque épopée de la guerre de 1870. En ménage (1881) décrit l'itinéraire d'André Jayant, romancier raté, célibataire en proie à des «crises juponnières» : l'un des meilleurs romans de Huysmans, selon le héros de Soumission de Michel Houellebecq, qui s'y connaît. Puis vient le Folantin d'À vau-l'eau (1882). Il est Huysmans, l'homme moderne, M. Tout-Iemonde, personne. Il a renoncé à tout, sauf à se nourrir ; c'est l'«Ulysse des gargotes», disait Maupassant. À vau-l'eau est un très grand petit livre. Mais Huysmans suffoque dans le «cul de sac» naturaliste. À rebours marque le tournant que l'on sait. En rade (1887), c'est le rêve avant Freud, ou le passage du naturalisme au surnaturel. Là-bas (1891) est le roman du satanisme, et En route (1895) le livre de la conversion et une autobiographie spirituelle.
Aux lecteurs abordant le continent d'Ormesson s'offrent deux entrées. D'un côté l'oeuvre du bâtisseur de cosmogonies, adressées au plus large public, mais suscitant l'intérêt d'astrophysiciens ; de l'autre celle de l'écrivain travaillant une matière intime. En réalité, les livres de Jean d'Ormesson entrelacent si bien ces deux aspects que l'interrogation sur le monde et la quête autobiographique n'y font qu'un. «Je ne crois qu'à l'anecdote et à la métaphysique», dit l'un de ses personnages.
Ce second tome, dont Jean d'Ormesson a composé lui-même le sommaire, s'ouvre sur une renaissance. Le récit intitulé Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée (1978) marque un retour à la littérature après un passage à la direction du Figaro. Le volume se referme sur un autre texte autobiographique, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (2016), dans lequel l'auteur met sa vie en procès. Entre ces deux pôles, quatre livres décisifs. Roman des romans, La Douane de mer (1994) est animé par une gigantesque ambition littéraire, tandis que Voyez comme on danse (2001) s'épanouit au milieu des ruines de l'Histoire. Pour d'Ormesson «le monde est un puzzle», et il revient au romancier d'en assembler les pièces, quitte à faire vacilIer le genre du roman, comme dans C'est une chose étrange à la fin que le monde (2010), que vient compléter Comme un chant d'espérance (2014), son testament spirituel.
L'immense popularité de Jean d'Ormesson a pu contribuer à masquer ses audaces. Or l'art de la conversation, dont il était un maître, trouve des échos surprenants dans des formes dialoguées qui bousculent les règles de la narration. L'oeuvre de l'un des plus égotistes de nos écrivains est ici éclairée par un stendhalien éminent : Philippe Berthier.
Marguerite Duras, qui fut une légende vivante, s'incarne pour beaucoup dans un livre particulier : souvent Un barrage contre le Pacifique (1950) ou L'Amant (1984), parfois Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), ou encore dans un film et sa mélodie, India Song (1973). Plus rares sont les lecteurs qui se représentent l'oeuvre dans sa continuité souterraine. À travers la diversité des genres - romans, nouvelles, théâtre, scénarios, films -, Duras n'a jamais cessé d'explorer l'écriture elle-même. Car c'est précisément la recherche d'une voix qui lui fût propre qui l'a amenée à composer pour le théâtre (où le langage «a lieu») comme à prendre la caméra : «Je parle de l'écrit même quand j'ai l'air de parler du cinéma. Je ne sais pas parler d'autre chose.» Bien sûr, l'expérience de l'écriture dramatique ou cinématographique influence l'écriture romanesque, et certains sujets passent d'un genre ou d'un support à un autre, mais il y a plus : peu à peu se fait jour un style reposant...
Il fut gentilhomme, propriétaire terrien, voyageur, maire de Bordeaux, courtisan, négociateur au service de ses rois. Il fut aussi un lecteur éclairé, l'auteur d'un livre unique, et pendant plus de vingt ans, sur plus de mille pages, le bâtisseur de sa propre image, celle d'un homme retiré, jouissant d'un exil intérieur propice à l'exercice du jugement. C'est dans l'espace qui s'étend entre ces deux figures, l'homme à cheval et l'homme de papier, qu'il faut appréhender Les Essais. Grand amateur de livres, Montaigne juge sévèrement « l'écrivaillerie » de son temps et combat la culture livresque lorsqu'elle conduit au pédantisme. Familier des interminables périodes de ses confrères en « parlerie », il use d'un langage « coupé », d'un style primesautier - « soldatesque », dit-il. Non content d'inventer une forme, l'essai, il se dote d'une écriture qui est le truchement de son âme et, on le sent bien, l'exact reflet de la vivacité de son esprit. De sorte qu'il ne nous enseigne pas : il nous parle - de lui, de l'humain à travers lui, et donc de nous. D'une voix et sur un ton jusqu'alors inouïs, et peu entendus depuis, il sape en ironiste le conformisme intellectuel et, le premier, revendique pour chacun le droit à l'esprit critique et au libre examen dans tous les domaines (celui de la foi excepté). Montaigne est à l'Humanisme ce que le franc-tireur est aux troupes régulières : on ne le trouve jamais là où on l'attend, et c'est le gage de sa survie. C'est pourquoi, alors que tant d'ouvrages contemporains sont oubliés, Les Essais demeurent un livre vivant. Ce livre, on le publie ici d'après la seule version imprimée de l'ultime état du texte : l'édition posthume de 1595, aujourd'hui majoritairement considérée comme la plus proche du dessein de l'auteur. Afin d'en faciliter la lecture, les notes sur le vocabulaire et la syntaxe, ainsi que la traduction des citations, figurent au bas des pages. Les sentences peintes sur les poutres de la « librairie » de Montaigne et les notes qu'il a portées dans les marges de ses livres complètent le volume.
Au lendemain de la mort de Camus (1960), les Éditions Gallimard souhaitent inscrire son oeuvre au catalogue de la Pléiade. Deux volumes sont prévus. Roger Quilliot, chargé d'établir l'édition, fait oeuvre de pionnier; il consulte tous les manuscrits alors disponibles et rassemble quantité de «Textes complémentaires». Le premier volume, Théâtre, récits, nouvelles, paraît dès 1962; le second, Essais, en 1965. Mais dans son introduction de 1962 Quilliot songe déjà à l'avenir:«Je me suis seulement efforcé de rendre à Camus, pour les années à venir, l'homme vivant qui lui était dû et que d'autres, sans nul doute, voudront parfaire.» De fait, la connaissance de l'oeuvre de Camus n'a cessé de progresser. Des textes épars ont été rassemblés et édités. Les Carnets, mais aussi des récits restés inédits, comme La Mort heureuse et Le Premier Homme, ont été révélés. Bien des questions soulevées par Camus se posent toujours, mais si leur thématique (la décolonisation, le terrorisme et sa répression, etc.) nous paraît familière, le rappel du contexte historique est de plus en plus indispensable à leur compréhension. D'autre part, les informations apportées par les publications posthumes incitent à s'interroger sur la meilleure organisation possible de l'oeuvre de Camus. L'édition des années 1960 plaçait d'un côté la «fiction», de l'autre la «réflexion», mais comment, par exemple, ne pas tenir compte du fait que l'on trouve dans les Carnets plusieurs plans structurant l'oeuvre en «séries» (l'Absurde, la Révolte, etc.), chacune de ces séries comprenant des ouvrages appartenant à des genres littéraires différents, fictionnels ou réflexifs? Une édition des Oeuvres complètes devait donc être présentée au plus près de ce que nous savons des intentions de l'auteur. C'est la chronologie de publication des oeuvres, tous genres confondus, qui a été retenue comme principe de classement, et ce sont les ouvrages publiés du vivant de Camus qui figurent en premier lieu dans chaque tome. Enfin, des écrits posthumes sont rassemblés à la fin de chaque volume, en fonction de leur date de rédaction.
Notre «contemporain capital posthume» : ainsi a-t-on qualifié Perec vingt ans après sa mort. La formule n'est pas une simple boutade, elle dit quelque chose de la fortune de l'oeuvre. Celle-ci a laissé sa marque dans la culture populaire, ce qui n'est pas banal. «Mode d'emploi» est utilisé à tout propos, et «Je me souviens» est devenu une scie. Mais de tels stéréotypes ne présagent pas toujours la présence réelle des livres. De cette présence, la multiplication des publications posthumes, qui rivalisent, du moins en notoriété, avec les ouvrages que Perec publia lui-même, est un indice plus convaincant. Plus significatif encore, le nombre des écrivains, des artistes, des architectes, etc., qui se revendiquent de l'auteur d'Espèces d'espaces. Perec serait-il déjà devenu un classique? La relative intemporalité que cela suppose ferait alors écho au désir qu'exprimait le titre rimbaldien de son dernier poème, L'Éternité, et qui se lisait déjà dans Les Revenentes : «Je cherche en même temps l'éternel et l'éphémère.» Perec, pour sa part, se décrivait comme «un paysan qui cultiverait plusieurs champs» : sociologique, autobiographique, ludique, romanesque - ce dernier, tributaire de l'envie (bien naturelle chez un lecteur de Jules Verne) «d'écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit». Mais on tenterait en vain de ranger ses ouvrages dans quatre cases distinctes. Les quatre perspectives ne s'excluent pas les unes les autres ; elles sont autant de modes de lecture possibles, et compatibles. «Je cherche en même temps l'éternel et l'éphémère» est certes, comme Les Revenentes tout entier, un lipogramme monovocalique (la seule voyelle employée est e) qui inverse l'époustouflant lipogramme en e de La Disparition (où cette voyelle n'est jamais employée) : nous voici au royaume des contraintes, des prouesses, de l'Oulipo. Mais cette phrase envoûtante est aussi, et avant tout peut-être, un mode d'emploi de la vie.
Chez Perec, les contraintes formelles miment en quelque sorte celles, tragiques, de l'histoire, «la grande, l'Histoire avec sa grande hache». La disparition d'une voyelle dit celle de l'univers familial. La place centrale qu'occupe dans l'oeuvre le chiffre 11 est à rapprocher de la date de la déportation, le 11 février 1943, de la mère de l'écrivain. Une vie commence alors qui s'écrira à l'irréel du passé : «Moi, j'aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner.» Pas de temps retrouvé euphorique pour Perec. La mémoire demeure lacunaire, et Je me souviens souligne sa fragilité. Aucun palindrome, aucun Voyage d'hiver ne saurait inverser le fleuve du temps. Du moins la fiction peut-elle en suspendre le cours, et donner au monde une forme conquise sur le désordre du réel. C'est à cette ambition que La Vie mode d'emploi et l'oeuvre tout entière de Perec doivent leur intensité.
Ce volume contient : La Vie mode d'emploi - Un cabinet d'amateur - La Clôture et autres poèmes - L'Éternité. Appendice : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien - Le Voyage d'hiver - Ellis Island - L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation - L'Augmentation. En marge des oeuvres : Textes et documents.
Édition publiée sous la direction de Christelle Reggiani avec la collaboration de Claude Burgelin, Maxime Decout, Maryline Heck et Jean-Luc Joly.
«Je suis, à ma façon, un amateur d'histoire, un spectateur du bon Dieu. Dans la mesure de mes moyens, j'étais, j'essayais d'être, je suis toujours ou j'essaie d'être le témoin du temps qui passe et de ma propre vie. C'était l'ambition avouée de La Gloire de l'Empire et d'Au plaisir de Dieu. Au revoir et merci n'avait pas d'autre sens. Est-ce qu'il y a rien d'autre à faire, pour un écrivain, pour un homme, que de s'efforcer de comprendre notre monde et sa vie? Est-ce qu'il existe d'autre tâche pour moi que de balancer mon fanal le long des trains étincelants du temps qui nous emporte? Je suis une espèce de lampiste de l'histoire. Je suis une espèce d'agent secret de Dieu. Peut-être, un jour, tremblez, bonnes gens! je m'en expliquerai à nouveau.» Jean d'Ormesson, Au revoir et merci, préface de 1976.
Comme on lui demandait un jour s'il n'avait pas été tenté de varier son style, Jean d'Ormesson répondit qu'il était au contraire heureux d'avoir pu rester identique à lui-même. «C'est pour cela, précisait-il, que vous retrouverez, par clin d'oeil et comme une marque de fabrique, dans chacun de mes livres un passage d'un livre précédent.» Le lecteur découvrira ces discrets rappels dans les quatre ouvrages ici réunis et dont - c'est la première vertu d'un tel recueil - l'unité saute aux yeux : la préoccupation essentielle de l'auteur et de ses personnages, le trait commun à toutes les histoires auxquelles ceux-ci donnent vie (récit d'une jeunesse, histoire d'un Empire, histoire d'une famille, histoire sans fin des pérégrinations du Juif errant), c'est le temps. Le temps qui dure, le temps qui passe, celui contre lequel on remporte parfois des victoires plus ou moins éphémères : «Il n'y a qu'une chose sous le soleil qui mette un terme, pour un temps, à l'écoulement perpétuel : c'est l'amour.» Entré en littérature pour des raisons (selon lui) «douteuses», Jean d'Ormesson a construit une oeuvre sur le «mélange du temps historique et du temps individuel», en héritier de Chateaubriand («Chaque âge est un fleuve qui nous entraîne...») mais aussi, peut-être, de Borges : «La croyance générale a décidé que le fleuve des heures - le temps - s'écoulait vers l'avenir. Imaginer un sens contraire n'est pas moins raisonnable et en tout cas plus poétique.» Établi en lien avec l'auteur, préfacé par Marc Fumaroli, ce volume propose en outre, grâce à Bernard Degout, des notices retraçant la «carrière» des ouvrages inscrits à son sommaire, et de nombreux documents aujourd'hui inaccessibles, comme le magnifique article par lequel Jacques Le Goff salua en 1971 La Gloire de l'Empire, «oeuvre pionnière» marquant la naissance de «l'histoire-fiction».
Notre «contemporain capital posthume» : ainsi a-t-on qualifié Perec vingt ans après sa mort. La formule n'est pas une simple boutade, elle dit quelque chose de la fortune de l'oeuvre. Celle-ci a laissé sa marque dans la culture populaire, ce qui n'est pas banal. «Mode d'emploi» est utilisé à tout propos, et «Je me souviens» est devenu une scie. Mais de tels stéréotypes ne présagent pas toujours la présence réelle des livres. De cette présence, la multiplication des publications posthumes, qui rivalisent, du moins en notoriété, avec les ouvrages que Perec publia lui-même, est un indice plus convaincant. Plus significatif encore, le nombre des écrivains, des artistes, des architectes, etc., qui se revendiquent de l'auteur d'Espèces d'espaces. Perec serait-il déjà devenu un classique? La relative intemporalité que cela suppose ferait alors écho au désir qu'exprimait le titre rimbaldien de son dernier poème, L'Éternité, et qui se lisait déjà dans Les Revenentes : «Je cherche en même temps l'éternel et l'éphémère.» Perec, pour sa part, se décrivait comme «un paysan qui cultiverait plusieurs champs» : sociologique, autobiographique, ludique, romanesque - ce dernier, tributaire de l'envie (bien naturelle chez un lecteur de Jules Verne) «d'écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit». Mais on tenterait en vain de ranger ses ouvrages dans quatre cases distinctes. Les quatre perspectives ne s'excluent pas les unes les autres ; elles sont autant de modes de lecture possibles, et compatibles. «Je cherche en même temps l'éternel et l'éphémère» est certes, comme Les Revenentes tout entier, un lipogramme monovocalique (la seule voyelle employée est e) qui inverse l'époustouflant lipogramme en e de La Disparition (où cette voyelle n'est jamais employée) : nous voici au royaume des contraintes, des prouesses, de l'Oulipo. Mais cette phrase envoûtante est aussi, et avant tout peut-être, un mode d'emploi de la vie.
Chez Perec, les contraintes formelles miment en quelque sorte celles, tragiques, de l'histoire, «la grande, l'Histoire avec sa grande hache». La disparition d'une voyelle dit celle de l'univers familial. La place centrale qu'occupe dans l'oeuvre le chiffre 11 est à rapprocher de la date de la déportation, le 11 février 1943, de la mère de l'écrivain. Une vie commence alors qui s'écrira à l'irréel du passé : «Moi, j'aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner.» Pas de temps retrouvé euphorique pour Perec. La mémoire demeure lacunaire, et Je me souviens souligne sa fragilité. Aucun palindrome, aucun Voyage d'hiver ne saurait inverser le fleuve du temps. Du moins la fiction peut-elle en suspendre le cours, et donner au monde une forme conquise sur le désordre du réel. C'est à cette ambition que La Vie mode d'emploi et l'oeuvre tout entière de Perec doivent leur intensité.
Ce volume contient : Les Choses - Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour? - Un homme qui dort - La Disparition - Les revenentes - Espèces d'espaces - W ou Le souvenir d'enfance - Je me souviens. En marge des oeuvres : Textes et documents.
Édition publiée sous la direction de Christelle Reggiani avec la collaboration de Dominique Bertelli, Claude Burgelin, Florence de Chalonge, Maxime Decout et Yannick Séité.
En 1936, soixante-quatre ans après la parution des aventures de Phileas Fogg et de Passepartout, Jean Cocteau et Marcel Khill endossent le rôle des deux héros le temps d'un reportage qui les mènera autour du monde : «Il s'agissait de partir sur les traces des héros de Jules Verne pour fêter son centenaire et flâner quatre-vingts jours. [...] ces fameux quatre-vingts jours étaient une réalité avant la lettre, un rêve de Jules Verne, au même titre que ses phonographes, ses aéroplanes, ses sous-marins, ses scaphandriers. Tout le monde y croyait à cause de la force persuasive des chefs-d'oeuvre».
Passent quatre décennies. En exergue de La Vie mode d'emploi, « romans» total et tentative d'épuisement du monde réel, Georges Perec place en 1978 le titre d'un chapitre de Michel Strogoff, «Regarde de tous tes yeux, regarde».
Passent encore quatre décennies. Ces romans de Verne continuent de faire rêver - mais à quoi? Leur auteur se posait déjà la question. Les premiers Voyages extraordinaires entraînaient le lecteur vers l'inconnu. Sur un globe rétréci par la rapidité des communications, que reste-t-il à explorer? Dans une lettre de 1883 à Hetzel, Verne déclare : « je tends à corser le plus possible ce qui me reste à faire de romans et en employant tous les moyens que me fournit mon imagination dans le milieu assez restreint où je me suis condamné à me mouvoir.» Quoique certains d'entre eux aient été écrits avant cette déclaration d'intention, les quatre romans rassemblés dans ce volume l'illustrent parfaitement.
Faire le tour du monde en quatre-vingts jours, traverser la Russie de Moscou à Irkoutsk, jouer à la vie à la mort dans l'Empire céleste, retrouver un amour disparu aux confins de la Transylvanie, tels sont leurs enjeux. Il ne s'agit pas vraiment de découvrir des pays exotiques. Quant à la science, souvent invoquée jusqu'alors par Verne comme élément générateur de l'intrigue, elle ne joue, dans trois de ces livres au moins, qu'un rôle mineur. Ce qui compte, c'est la vitesse : avaler des kilomètres pour gagner un pari, pour faire son devoir, ou pour échapper à un destin que l'on a soi-même, et bien imprudemment, tramé.
Quant au Château des Carpathes, roman gothique, en cela unique dans la production de Verne, il ne déroge pas au principe constitutif du genre : c'est bien un récit de voyage. Mais la principale frontière à considérer, cette fois, est celle qui sépare la vie et la mort. Peut-on redonner vie aux morts, en les ressuscitant par l'image et par la voix? Le roman paraît trois ans avant les premières projections des frères Lumière. La «seconde vie» de son héroïne est certes un leurre, mais cette illusion est promesse d'une vie nouvelle que le cinéma va s'employer à perfectionner. «Nous sommes dans un temps où tout arrive», dit Verne. En effet : sans affaiblir la force persuasive des chefs-d'oeuvre, Le Château des Carpathes interroge de l'intérieur les instruments de persuasion et de représentation propres à toute fiction.
Ce volume contient : Le tour du monde en quatre-vingt jours - Michel Strogoff - Les Tribulations d'un Chinois en Chine - Le Château des Carpathes.
Édition publiée sous la direction de Jean-Luc Steinmetz avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie-Hélène Huet et Henri Scepi.
Germaine de Staël a pour père Jacques Necker, ministre de Louis XVI, et pour mère Suzanne Curchod, qui tient un salon dont Diderot et Buffon sont les habitués. Elle accède dès son plus jeune âge au monde des Lettres, à celui des idées, au «monde» tout court. «Condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue», elle entend être jugée sur ses écrits. Son premier ouvrage significatif est consacré à Rousseau. Elle est d'une certaine manière la fille des Lumières et de la Révolution. Elle deviendra, de son vivant, la femme la plus célèbre d'Europe.
La destinée des femmes - en particulier la question de leur liberté - est au coeur de son oeuvre. Au tournant du siècle (1800), on lit dans De la littérature que l'ordre social est «tout entier armé contre une femme qui veut s'élever à la hauteur de la réputation des hommes». Cela se vérifiera. Le livre, ambitieux, se propose de «caractériser l'esprit général de chaque littérature dans ses rapports avec la religion, les moeurs et le gouvernement». La seconde partie est consacrée à «l'état actuel des Lumières en France». Le Premier Consul préfère entendre parler du siècle de Louis XIV. Il n'aura de cesse d'éloigner Staël et de l'empêcher de (lui) nuire.
Elle met en pratique ses idées sur le roman avec Delphine (1802), que l'on citera, avec La Nouvelle Héloïse et Werther, parmi les modèles du roman moderne. La forme épistolaire rassure le public, mais le texte est un véritable terrain d'exploration psychologique. L'héroïne appartient à la même génération que l'auteur, partage ses espérances, doit comme elle faire son deuil de la société idéale à laquelle elle aspirait. L'amour est peut-être le «seul sentiment qui puisse dédommager les femmes des peines que la nature et la société leur impose», mais que valent les sentiments face à l'opinion publique? Comme Staël, comme bientôt Corinne, Delphine détonne dans une société qui préfère l'hypocrisie à l'enthousiasme. Le livre connaît un immense succès. La manière dont il aborde les questions politiques et sociales - émigration, religion, divorce - n'a rien pour plaire en haut lieu. Trop anticatholique, trop anglophile, trop révolutionnaire : Germaine de Staël devra désormais se tenir à plus de quarante lieues de Paris.
Elle va se consoler en Allemagne, découvre l'appel de l'Italie, publie en 1807 son second roman, Corinne ou l'Italie. Corinne, une poétesse anglo-italienne, ne se conforme pas au modèle féminin en vigueur dans la société. Éperdument amoureuse d'Oswald, un Écossais mélancolique assujetti aux lois patriarcales, elle lui sacrifie ses talents littéraires. D'aucuns verront dans cette tragédie d'une artiste géniale et insoumise, mais victime de l'amour, un autoportrait déguisé de la romancière, dont Benjamin Constant, qui savait de quoi il parlait, disait qu'elle avait un «esprit d'homme, avec le désir d'être aimée comme une femme».
Édition de Catriona Seth avec la collaboration de Valérie Cossy.
Au lendemain de la mort de Camus (1960), les Éditions Gallimard souhaitent inscrire son oeuvre au catalogue de la Pléiade. Deux volumes sont prévus. Roger Quilliot, chargé d'établir l'édition, fait oeuvre de pionnier ; il consulte tous les manuscrits alors disponibles et rassemble quantité de «Textes complémentaires». Le premier volume, Théâtre, récits, nouvelles, paraît dès 1962 ; le second, Essais, en 1965. Mais dans son introduction de 1962 Quilliot songe déjà à l'avenir : «Je me suis seulement efforcé de rendre à Camus, pour les années à venir, l'homme vivant qui lui était dû et que d'autres, sans nul doute, voudront parfaire.» De fait, la connaissance de l'oeuvre de Camus n'a cessé de progresser. Des textes épars ont été rassemblés et édités. Les Carnets, mais aussi des récits restés inédits, comme La Mort heureuse et Le Premier Homme, ont été révélés. Bien des questions soulevées par Camus se posent toujours, mais si leur thématique (la décolonisation, le terrorisme et sa répression, etc.) nous paraît familière, le rappel du contexte historique est de plus en plus indispensable à leur compréhension. D'autre part, les informations apportées par les publications posthumes incitent à s'interroger sur la meilleure organisation possible de l'oeuvre de Camus. L'édition des années 1960 plaçait d'un côté la «fiction», de l'autre la «réflexion», mais comment, par exemple, ne pas tenir compte du fait que l'on trouve dans les Carnets plusieurs plans structurant l'oeuvre en «séries» (l'Absurde, la Révolte, etc.), chacune de ces séries comprenant des ouvrages appartenant à des genres littéraires différents, fictionnels ou réflexifs ?
Une édition des oeuvres complètes devait donc être présentée au plus près de ce que nous savons des intentions de l'auteur. C'est la chronologie de publication des oeuvres, tous genres confondus, qui a été retenue comme principe de classement, et ce sont les ouvrages publiés du vivant de Camus qui figurent en premier lieu dans chaque tome. Enfin, des écrits posthumes sont rassemblés à la fin de chaque volume, en fonction de leur date de rédaction.
Marguerite Duras, qui fut une légende vivante, s'incarne pour beaucoup dans un livre particulier : souvent Un barrage contre le Pacifique (1950) ou L'Amant (1984), parfois Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), ou encore dans un film et sa mélodie, India Song (1973). Plus rares sont les lecteurs qui se représentent l'oeuvre dans sa continuité souterraine. À travers la diversité des genres - romans, nouvelles, théâtre, scénarios, films -, Duras n'a jamais cessé d'explorer l'écriture elle-même. Car c'est précisément la recherche d'une voix qui lui fût propre qui l'a amenée à composer pour le théâtre (où le langage «a lieu») comme à prendre la caméra : «Je parle de l'écrit même quand j'ai l'air de parler du cinéma. Je ne sais pas parler d'autre chose.» Bien sûr, l'expérience de l'écriture dramatique ou cinématographique influence l'écriture romanesque, et certains sujets passent d'un genre ou d'un support à un autre, mais il y a plus : peu à peu se fait jour un style reposant sur la porosité des genres. Sur la couverture d'India Song se lit une triple mention, «texte théâtre film»...
Sa voix propre, Duras ne l'a pas trouvée d'emblée, et le mystère de sa découverte est l'un des charmes d'une lecture chronologique de son oeuvre. Ses deux premiers romans respirent l'air «existentialiste» de l'époque. Les trois suivants - Un barrage contre le Pacifique (1950), Le Marin de Gibraltar (1952), Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953) - s'inscrivent dans l'«âge du roman américain». Puis, peu à peu, le romanesque narratif s'efface, les personnages s'estompent ou s'affinent - au point de se réduire bientôt, dans la nouvelle «Les Chantiers» (et plus tard dans Détruire dit-elle), à des séries d'états d'âme presque anonymes, voire à un étrange statut de regard regardé. L'évolution, toutefois, n'est pas linéaire : la tendance à la déréalisation du réel et au primat de la parole dialoguée ou soliloquée était marquée dès L'Après-midi de monsieur Andesmas (1962), mais les personnages du Vice-consul (1966) prennent corps dans la chaleur moite d'un décor indien quasi baroque.
Les deux premiers volumes des oeuvres complètes, enrichis de nombreux textes et documents rares, retracent l'histoire d'une écriture et, par le biais d'épisodes ou de personnages récurrents (dont certains deviendront de véritables mythes littéraires), mettent en place les «cycles», informels et poreux, qui traverseront toute l'oeuvre : l'Indochine de l'enfance, l'Inde du fantasme.
Hermétique aux expérimentations littéraires, Michel Tournier dit appartenir à la famille des «fictionnistes», dont les aînés sont Balzac, Hugo ou Dumas. La revendication de cette tradition s'accompagne chez lui d'une conception selon laquelle l'écrivain serait avant tout un artisan - et d'une défiance envers les maîtres à penser. Mais pas envers la pensée, puisque Tournier, philosophe et germaniste qui, comme Descartes, avançait «masqué», déclarait par ailleurs : «je n'ai jamais rien publié qui ne découle secrètement et indirectement de Platon, d'Aristote, de Spinoza, de Leibniz et de quelques autres». Ces références ont de quoi étonner, sans doute, car nul ne se voulait plus romancier que Tournier en une époque où la théorie semblait parfois prendre le pas sur la littérature.
Il publie son premier roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), au moment où le Nouveau Roman domine intellectuellement le monde littéraire français. Il n'a pas la moindre affinité avec ce mouvement, mais ses soutiens ne sont pas des ennemis de la modernité littéraire ; Vendredi est défendu par Queneau chez Gallimard ; Calvino y voit pour sa part un livre crucial, ouvrant une voie nouvelle ; tandis que pour Deleuze, il s'agit non seulement d'un roman philosophique, mais aussi «d'un roman d'aventures, de métamorphoses spirituelles, un roman nudiste, un roman comique, pervers, élémentaire, cosmique, un roman romanesque, dans la perfection d'un style où tout est rigueur et hymne». À la lecture du Roi des Aulnes (prix Goncourt 1970), George Steiner affirme qu'il s'agit de «l'un des plus grands romans européens de ces dernières décennies». D'autres s'effraieront de la proximité de la métaphysique et de la scatologie... Mais Tournier, loin de s'adresser seulement aux intellectuels et aux philosophes, ou de vouloir exclusivement terrifier les âmes frileuses, entendait que son oeuvre touche le public le plus vaste. Vendredi ou la Vie sauvage (1971) - destiné d'abord aux enfants, mais qu'il estimait être plus abouti que le premier Vendredi - compte aujourd'hui plus de sept millions de lecteurs.
Le projet d'éditer les Romans de Tournier dans la Pléiade a été conçu du vivant de l'auteur, et le sommaire du volume, établi en concertation avec lui, est demeuré inchangé après sa mort en 2016. On ne s'étonnera pas de la présence d'un essai intitulé Le Vent Paraclet (1977), qui offre un regard de l'intérieur sur le volume ; Tournier cherche en effet à y approcher le secret de la création, et plus particulièrement celui de ses romans : Vendredi, Le Roi des Aulnes et Les Météores. Pour la première fois, les manuscrits de Tournier sont mobilisés : ils donnent un accès unique à l'atelier de l'auteur. On découvre ainsi comment ce «jeune romancier» de plus de quarante ans, qui écrivait à Robert Gallimard en 1966 : «je suis un faux débutant», avait en réalité «toujours écrit».
Pour la première fois, toutes les nouvelles de Faulkner - une centaine d'histoires, dont quelques-unes étaient toujours inédites en français - se trouvent réunies en un volume.
C'est la première fois aussi que les lecteurs français ont accès à l'ouvrage que l'écrivain avait lui-même constitué en 1950, Collected Stories (Nouvelles recueillies), renonçant à ses recueils antérieurs, Treize histoires et Le Docteur Martino, pour composer, avec leur contenu et dix-sept autres textes parmi ses meilleurs, six sections qui sont autant de facettes de son univers mental et fictionnel. Ce recueil monumental établit définitivement la réputation d'un Faulkner qui, quelques mois plus tard, devait recevoir le prix Nobel et que l'influente New York Times Book Review place alors «au-dessus de tous les écrivains américains depuis James et peut-être depuis Melville».
Les «Nouvelles non recueillies par l'auteur» et ses «Nouvelles posthumes» s'ajoutent à cet ensemble. On y joint aussi ses premières histoires, parues dans la presse de La Nouvelle-Orléans en 1925 et dont la lecture dans l'ordre chronologique permet d'assister à la naissance d'un écrivain ; ses deux contes, l'un destiné aux enfants, l'autre (avec d'autres intentions) à une jeune fille plus avancée en âge ; et deux textes inclassables, à mi-chemin entre la fiction et l'autobiographie : le splendide «Mississippi», qui évoque par endroits les plus belles pages des sections narratives de Requiem pour une nonne, et «Et que faire à présent», dans lequel Faulkner réinvente la lignée dont il est le rejeton et se rêve en séducteur contraint de quitter la ville parce qu'«une fille eut des problèmes»...
On sait que Faulkner composa plusieurs de ses romans en révisant, plus ou moins profondément, des nouvelles préexistantes. Un appendice propose ici la version originelle de celles qui, après de considérables remaniements, entrèrent dans la composition du Hameau et de La Demeure.
Toutes les traductions ont été révisées par François Pitavy, à qui sont dues, en outre, les versions françaises des nouvelles inédites en français.
Ce volume complète les cinq tomes de la série des oeuvres romanesques de William Faulkner dans la Pléiade. Il aurait aussi bien pu les précéder, car les histoires courtes de Faulkner constituent une porte d'accès idéale à son oeuvre. Qu'elles soient sérieuses ou tragiques, comiques ou ironiques, voire grinçantes, ou encore à la limite du fantastique, elles exploitent la même «mine d'or» que les romans, ce que l'écrivain appelait son «petit timbre-poste de pays natal» ou son «cosmos personnel» - qui élargit pourtant ici et là ses frontières hors du Yoknapatawhpha. Et, tandis que l'expérimentation formelle y est moins déroutante que dans certains romans, l'inventivité, l'audace, la liberté narrative y sont à leur sommet.
Rassembler, pour la première fois, les oeuvres narratives de Bataille en un volume, c'est leur donner une nouvelle chance d'exercer toute leur force - de scandale, de libération, de désorientation. Mais ranger, avec ce que cela suppose d'ordre et de clarté, les écrits de Bataille dans des catégories «conventionnelles» n'est pas un exercice innocent. Ses textes échappent aux genres traditionnels. Bataille, pourtant, emploie lui-même ces termes, roman, récit, et il s'interroge en ouverture du Bleu du ciel sur «ce qu'un roman peut être». Il y définit la fiction par ses fonctions:exprimer la rage de l'auteur, faire franchir au lecteur les «limites imposées par les conventions», dire l'excès, provoquer la transe. Chaque roman, chaque récit de Bataille est «un don de fièvre» (Ma mère). Ces romans et récits - érotiques, bien sûr, mais «il n'y a pas de mur entre érotisme et mystique» (Sur Nietzsche) -, sont ici «au complet». Quand il existe plusieurs versions d'une même oeuvre, on trouve en appendice au texte définitif la version originelle:notamment celle de l'Histoire de l'oeil publiée en 1928, ou celle, manuscrite et inédite, du Bleu du ciel de 1935. Le projet Divinus Deus, vaste ensemble inachevé, a été réexaminé. Au corpus, enfin, s'ajoutent trois récits de jeunesse inédits. Et les illustrations d'André Masson, Pierre Klossowski et Hans Bellmer sont reproduites dans le texte lui-même, ou dans ses appendices.
Ce volume réunit les textes écrits par le jeune Flaubert entre 1831 et 1846, soit entre sa dixième et sa vingt-cinquième année. Il y a (au moins) deux manières de le lire.Premier parcours : «À la découverte d'un écrivain romantique». Toutes les formes que revêt le romantisme littéraire sont ici abordées - du conte philosophique, allégorique et fantastique au drame ou au récit historique, en passant par l'autobiographie -, et tous les thèmes : la mort, la folie, le désespoir, l'ivresse, le diable, etc.Deuxième parcours : «Comment Flaubert devint Flaubert». Dès les Narrations et discours, «l'attention de myope», ce goût du détail signifiant qui fera de lui un maître de la description, est à l'oeuvre. Dans Une leçon d'histoire naturelle (genre «commis»), Bouvard et Pécuchet est en germe. Passion et vertu contient des passages rapportés d'un point de vue externe qui annonce la célébrissime scène du fiacre de Madame Bovary. Et quatre textes au moins proposent des scènes de bal qui montrent mieux que de longs discours comment sont construits les épisodes du bal à la Vaubyessard (Madame Bovary) ou du bal costumé chez Rosanette (L'Éducation sentimentale de 1869) : c'est chez le Flaubert romantique que prend naissance la «mystique du style» qui donnera les chefs-d'oeuvre que l'on sait.
«Daniel Defoe (1660-1731) n'est guère connu en France que par Robinson Crusoé, alors qu'il est l'auteur de plus de cinq cents oeuvres, dont une dizaine constituent l'acte de naissance du roman anglais, sinon du roman tout court. Roxana, Moll Flanders, le Journal de l'année de la peste sont sans doute les premiers exemples d'un effort conscient pour transformer une relation minutieuse de la réalité en une oeuvre d'art. La dimension artistique de celle-ci réside précisément dans la nature particulière du regard porté par l'auteur, qui prétend s'effacer derrière les données brutes qui auraient été portées à sa connaissance. Si Robinson Crusoé fit un triomphe chez les enfants, c'est que Defoe fit de son héros un des grands personnages mythiques du monde moderne.» Jean Gattégno.
Ramuz - voilà un cas. Qu'un écrivain de cette dimension puisse être aussi méconnu, cela dépasse l'entendement. En Suisse, son pays d'origine, il est un monument historique. En France, de son vivant, il fut presque célèbre, et souvent mal compris (auteur « rustique », « romancier de la montagne », etc.) ; depuis sa mort (1947), il est peu réédité, peu lu. Il y a des absences dont on se console. Mais connaître Ramuz, c'est vouloir aussitôt le faire connaître. La Pléiade publie donc ses vingt-deux romans. Ils mettent en scène des paysans, la nature y est omniprésente, ils ne sont pas écrits en français standard : voilà pour la surface des choses - c'est elle qui a pu faire taxer Ramuz de régionalisme. Mais creusons un peu. Ramuz traite la nature comme Cézanne ses paysages : il la réduit à ses lignes de force, le pittoresque n'est pas son affaire. Sa montagne n'est pas moins réinventée que les collines mississippiennes de Faulkner. Ses paysans, dépouillés, « élémentaires », et à vrai dire fantasmés, il fait d'eux l'équivalent des rois de Racine : des hommes en proie à la fatalité. Ses sujets - l'amour, la mort, la séparation des êtres - sont ceux des tragiques : aussi universels qu'intemporels. Quant à sa langue, pure création, constamment rythmée, elle repousse les bornes de la syntaxe et sert une narration qui conduit le roman aux limites du genre : il « doit être un poème ». Ramuz étonne. Conformistes s'abstenir. Mais ce n'est évidemment pas un hasard si des écrivains aussi différents (et le mot est faible) que Claudel et Céline l'ont aimé. Pour qui attend du roman autre chose que l'éternelle répétition de modèles et de discours convenus, il sera une découverte majeure.
Ramuz - voilà un cas. Qu'un écrivain de cette dimension puisse être aussi méconnu, cela dépasse l'entendement. En Suisse, son pays d'origine, il est un monument historique. En France, de son vivant, il fut presque célèbre, et souvent mal compris (auteur « rustique », « romancier de la montagne », etc.) ; depuis sa mort (1947), il est peu réédité, peu lu. Il y a des absences dont on se console. Mais connaître Ramuz, c'est vouloir aussitôt le faire connaître. La Pléiade publie donc ses vingt-deux romans. Ils mettent en scène des paysans, la nature y est omniprésente, ils ne sont pas écrits en français standard : voilà pour la surface des choses - c'est elle qui a pu faire taxer Ramuz de régionalisme. Mais creusons un peu. Ramuz traite la nature comme Cézanne ses paysages : il la réduit à ses lignes de force, le pittoresque n'est pas son affaire. Sa montagne n'est pas moins réinventée que les collines mississippiennes de Faulkner. Ses paysans, dépouillés, « élémentaires », et à vrai dire fantasmés, il fait d'eux l'équivalent des rois de Racine : des hommes en proie à la fatalité. Ses sujets - l'amour, la mort, la séparation des êtres - sont ceux des tragiques : aussi universels qu'intemporels. Quant à sa langue, pure création, constamment rythmée, elle repousse les bornes de la syntaxe et sert une narration qui conduit le roman aux limites du genre : il « doit être un poème ». Ramuz étonne. Conformistes s'abstenir. Mais ce n'est évidemment pas un hasard si des écrivains aussi différents (et le mot est faible) que Claudel et Céline l'ont aimé. Pour qui attend du roman autre chose que l'éternelle répétition de modèles et de discours convenus, il sera une découverte majeure.