« Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs ils se verraient. » Ariane devant son seigneur, son maître, son aimé Solal, tous deux entourés d'une foule de comparses : ce roman n'est rien de moins que le chef-d'oeuvre de la littérature amoureuse de notre époque.
Il y a des livres dont le succès ne surprend personne. Les Liaisons dangereuses, en 1782, n'est pas de ceux-là. L'auteur, un officier d'artillerie, n'a guère de réputation dans le monde des Lettres. Son libraire prévoit un tirage convenable, mais prudent : 2000 exemplaires. Le roman sort en mars. On se l'arrache. On le dénonce, on l'admire, on le dénonce en l'admirant. C'est « le mécanisme même de la scélératesse développée dans tous ses ressorts ». Chacun fait des « applications » : de quel libertin réel ce « délicieux infâme » de Valmont est-il le portrait ? L'auteur n'est pas épargné : « Parce qu'il a peint des monstres, on veut qu'il en soit un. » Le libraire, lui, ordonne une réimpression. Cela ne fait que commencer.
Il est difficile de cerner les raisons d'un succès. À écouter les premiers lecteurs, celui des Liaisons tiendrait en partie à l'ambiguïté du livre. L'auteur est-il lui-même un Valmont de garnison, ou a-t-il au contraire fait oeuvre morale en dénonçant les mauvaises moeurs ? Vaine question : Laclos a très habilement décentré la question morale. Et puis, quand on aurait expliqué les motifs du succès, que dire de sa durée ? Les livres à la mode se démodent ; pas les Liaisons. Très vite, les héros se mettent à vivre dans l'imaginaire du public. Bientôt, ils montent sur le théâtre. Marie-Antoinette chante Les Adieux de la présidente de Tourvel, romance. Les imitations, suites ou « suppléments » fleurissent. Les rumeurs circulent. On aurait interdit la vente de l'ouvrage. Mais la première condamnation attestée date de 1823 : la Restauration n'a pas apprécié cette peinture de la société d'Ancien Régime. Plus tard, la critique marxiste verra dans le roman le pamphlet politique d'un homme déçu par l'aristocratie.
Des écrivains, Baudelaire, Gide, Suarès, Giraudoux, Malraux, apportent leur pierre à l'édifice. Et des illustrateurs : à chacun sa lecture, du néoclassicisme aux éclairages les plus crus. On continue à s'emparer des héros de Laclos pour leur faire vivre d'autres aventures. Chez Pascal Quignard, Merteuil exilée rencontre Jane Austen. Certaines incarnations font date. Jeanne Moreau est aussi inoubliable au cinéma en 1959 (Les Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim, dialogues de Roger Vailland) qu'au théâtre en 2007 (Quartett de Heiner Müller, 1982). Il y aura d'autres pièces, d'autres films, d'autres actrices (Glenn Close) regardées par d'autres écrivains (Philippe Sollers), deux cents ans après une Révolution dont l'oeuvre de Laclos aurait été l'une des « causes secrètes ».
On peut désormais tout savoir des Liaisons sans avoir lu le roman. Mais on peut aussi le lire : après tout, c'est l'un des plus grands livres qui soient. Il est publié ici d'après une édition rare, datée de 1787 et sans doute préparée par Laclos lui-même. Suit un éventail de réactions, de critiques, d'adaptations, de continuations et d'images qui retracent, de 1782 à nos jours, l'extraordinaire destin des Liaisons dangereuses.
Ce volume propose la «trilogie du travail» formée par En un combat douteux (1936), Des souris et des hommes (1937) et Les Raisins de la colère (1939), ainsi qu'À l'est d'Éden (1952), roman de la maturité. Le fil conducteur des trois premiers livres, c'est la réaction de l'individu à la pression du groupe. En un combat douteux, qui prône l'action collective, revêt une dimension épique. Des souris et des hommes traduit, par la simplicité de son intrigue et ses ressorts dramatiques, la dimension tragique d'une humanité abandonnée à la fragilité de ses rêves. Les Raisins de la colère, grand roman de la route, entremêle le destin de la famille Joad et des chapitres «collectifs» qui élargissent la perspective à l'ensemble du «peuple». À l'est d'Éden enfin donne corps à l'imaginaire familial de Steinbeck et illustre la faculté de l'homme à choisir son destin. S'y mêlent souvenirs intimes et éléments allégoriques et historiques ; le bien et le mal s'y livrent une lutte placée sous le signe de Caïn.En s'inspirant de thèmes et de fi gures bibliques, Steinbeck participe à l'écriture du mythe américain, y compris dans ses aspects les plus désespérés. Marqués au fer rouge par la Grande Dépression, ses personnages, laissés-pour-compte du rêve américain, sont des victimes de la modernité en marche. Dans des dialogues d'une grande virtuosité, le romancier fait entendre la crudité de leur langue (ce qui choqua ses contemporains) et leur confère une présence véritablement poétique. Quant aux analyses écologiques, économiques et sociales qui sous-tendent ses livres, elles demeurent troublantes d'actualité.
2021 marque le quatre centième anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine, né à Château-Thierry en juillet 1621.À cette occasion, la Pléiade publie en « Tirage spécial », sous coffret illustré, l'édition de référence des Fables choisies mises en vers, due à Jean-Pierre Collinet (1991), et illustrée, cette fois, des célèbres gravures de Grandville (1838) accompagnées - ce qui n'a jamais été réalisé - des dessins et esquisses du même Grandville, conservés dans le fonds Grandville de la Bibliothèque de Nancy et qui montrent le travail de l'illustrateur, en particulier le jeu auquel il se livre entre représentation animale et représentation humaine des personnages des fables.
Claudine à l'école est le grand succès de mars 1900. Le livre est signé Willy. On sait généralement qu'il s'agit du pseudonyme d'Henry Gauthier-Villars, qui l'utilise pour signer les productions de l'atelier qui lui écrit ses ouvrages. Cette fois, pourtant, le texte sort du lot. Il ne ressemble à rien de connu, la langue est nouvelle, le ton insolent, le propos scandaleux. C'est qu'il n'est pas de la plume d'un des scribes habituels de Willy : il est de sa jeune femme, Sidonie-Gabrielle, née Colette.Colette : il faudra attendre 1923 et Le Blé en herbe pour que ce nom apparaisse seul sur la couverture d'un livre. Avant cela, il y aura eu d'autres «Willy», des «Colette Willy» et même des «Colette (Colette Willy)». Mais on a vite compris. Catulle Mendès écrit à Colette : «vous avez créé un type». Claudine en effet est un type, et elle deviendra un mythe. Colette en créera d'autres : celui de Sido, sa mère, «le personnage principal de toute [s]a vie» ; celui de Gigi, jeune fille élevée pour devenir une femme entretenue et qui échappe à ce destin ; et celui de Colette elle-même, qui se construit au fil de plusieurs vies - elle fut danseuse, mime, actrice, journaliste, directrice d'un institut de beauté, publicitaire... comme si la littérature ne pouvait suffire à lui assurer l'indépendance et la liberté qui sont, avec l'aptitude au plaisir, ses valeurs les plus hautes. Des tenues succinctes portées sur la scène du Moulin Rouge à la croix de grand-officier de la Légion d'honneur reçue en 1953, la ligne droite n'est pas le chemin le plus court. Mais l'oeuvre de Colette s'est nourrie de ce sinueux parcours.Colette appelle «littérature» tout ce qu'elle n'ai me pas : l'emphase, la «ciselure» et les idées générales, qui lui vont aussi mal, dit-elle, que les chapeaux empanachés. L'année du Blé en herbe, elle déclare à Simenon : «Supprimez toute la littérature, et ça ira.» «C'est le conseil qui m'a le plus servi dans ma vie», dira le romancier. C'est aussi ce qui préserve l'oeuvre de Colette du vieillissement. L'ouverture de Chéri, en 1920, a époustouflé les lecteurs. Cent ans plus tard, on l'admire toujours. Mais le style ne serait rien s'il n'était au service d'un regard d'une extraordinaire sensibilité.Colette, nous dit Antoine Compagnon, rend présents «le monde de l'enfance, l'étoffe de la sensation, l'émotion de la mémoire». On la crédite aussi d'avoir été «la première femme qui ait vraiment écrit en femme» (A. Maurois), la première à explorer ainsi les amours adolescentes (Le Blé en herbe), à entretenir une réelle connivence avec la nature et «les bêtes», à poser ce qu'on appellera la question du «genre» (dans Le Pur et l'Impur, en 1941), etc. Mais ce sont ces trois domaines - l'enfance, la sensation, la mémoire - qu'il faut retenir si l'on veut lui rendre justice. Elle les partage avec Proust, dont elle admira
«Il restera les livres, disait Jorge Semprun. Les récits littéraires, du moins, qui dépasseront le simple témoignage, qui donneront à imaginer, même s'ils ne donnent pas à voir... Il y aura peut-être une littérature des camps... je dis bien:une littérature, pas seulement du reportage...»Les textes réunis dans ce volume ont été écrits entre 1946 et 1994 par des survivants des camps nazis. Ces survivants partagent un même dessein:témoigner de l'expérience qui a été la leur, la rendre mémorable dans une langue - le français - qu'ils ont reçue en héritage ou dont ils ont fait le choix. Moins en rapportant des épisodes extrêmes, des moments limites, qu'en rendant compte de l'ordinaire du temps concentrationnaire, sur quoi la mort règne et dans lequel s'effacent les formes et figures de l'humain.Tous constatent que les mots manquent pour exprimer une telle insulte à l'espèce humaine. «On ne se comprenait pas» (Antelme). «Il n'y a rien à expliquer» (Cayrol). L'écriture touche là aux limites de son pouvoir. Dans une entreprise de cet ordre, impossible de satisfaire aux exigences de transparence et de véridicité généralement associées au langage quand il se fait témoignage. Pour que l'indéchiffrable monde des camps échappe, si peu, si partiellement que ce soit, à l'incommunicable, pour que quelque chose existe qui relève de la transmission, chacun de ces écrivains doit explorer l'envers du langage et approfondir la «réalité rêvée de l'écriture» (Semprun). C'est à «la vérité de la littérature» (Perec) qu'il revient de préserver la vérité de la vie.Littérature. Le mot peut paraître sans commune mesure avec l'objet de tels récits. Il ne choquait pas leurs auteurs. C'est que la part littéraire ne relève pas chez eux d'un savoir-faire ou d'une rhétorique, moins encore d'un désir d'esthétisation. Mais d'un souci éthique de la forme, d'une morale du style. Antelme:«il faut beaucoup d'artifice pour faire passer une parcelle de vérité.» Semprun:« Raconter bien, ça veut dire :de façon à être entendus. On n'y parviendra pas sans un peu d'artifice. Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art!» Permettre d'imaginer l'inimaginable, rendre le lecteur sensible à une vérité aussi inconcevable exige une profonde réélaboration de la réalité.C'est en cela que les livres ici réunis sont des chefs-d'oeuvre de la littérature du second XX? siècle. Et c'est pour cela que les qualifier de chefs-d'oeuvre de la littérature ne les disqualifie pas, ne les rend pas inférieurs à la fonction que leur ont assignée leurs auteurs:témoigner d'«une catastrophe qui a ébranlé les fondements mêmes de notre conscience» (Cayrol).C'est bien à la littérature - ici non pas truchement de l'illusion, mais instrument de la vérité - que ces survivants, ces
Pour un nombre considérable de lecteurs, À la recherche du temps perdu est une oeuvre à part, la référence, le Livre. Au catalogue de la Pléiade, le coffret réunissant ses quatre volumes fait figure de navire amiral. L'établissement du texte, l'appareil critique, les Esquisses qui révèlent le roman en formation rendent cette édition irremplaçable. Selon toute vraisemblance, ce n'est que par crainte de devoir acquitter un supplément de bagage que les voyageurs ne l'emportent pas plus souvent sur l'île déserte.À l'occasion du centième anniversaire de la mort de Proust, la Pléiade propose à titre exceptionnel, et à tirage limité, le texte de la Recherche, intégral et nu (les notes et les Esquisses restant l'apanage de l'édition en quatre volumes), en deux tomes d'environ 1500 pages chacun. Ce tirage satisfera les globe-trotters, sans leur être réservé. Les sédentaires le placeront près de leur fauteuil. Les promeneurs le glisseront dans leurs poches. Toute table de chevet pourra l'accueillir. Une oeuvre-monde, toujours à portée de main, explorable à l'infini.
Faut-il le rappeler ? Les textes ici réunis n'étaient pas destinés à la publication, et Kafka eut soin de le faire savoir à son ami Max Brod : «tout ce qui se trouve dans ce que je laisse derrière moi [...] en fait de journaux, manuscrits, lettres, écrites par d'autres ou par moi, dessins, etc., est à brûler sans restriction et sans être lu». Brod divulgua pourtant ces documents, progressivement et partiellement. Son geste passa tantôt pour une trahison, tantôt pour le signe tangible d'une fidélité vraie. Il reste, quoi qu'on en pense, que ces écrits dits «intimes» enrichissent la voix de Kafka et contribuent à faire d'elle l'une des plus singulières qui soient.Dans le sillage de ses romans, tous les écrits de Kafka ont peu à peu acquis un statut «littéraire». D'une centaine de fiches numérotées on a fait le recueil des Aphorismes de Zürau, parfois intitulé Considérations sur le péché, la souffrance, l'espérance et la vraie voie. La Lettre au père, nouvelle «description d'un combat», fut un temps promise à l'envoi postal, mais se lit aujourd'hui comme un texte autonome, et comme l'une des clés de l'oeuvre : Kafka déclara plusieurs fois son intention d'en confier le manuscrit à Milena Pollak afin de lui donner accès à une compréhension plus profonde de sa difficulté à vivre et à aimer - difficulté dont les lettres à Felice Bauer témoignent massivement. Ces lettres à Felice et les lettres à Milena (on a eu tôt fait de réduire ces jeunes femmes à leur prénom) ont été considérées comme de grands romans d'amour. Leur quantité, leur tonalité, la puissance des affects présidant à leur écriture les destinaient à une existence littéraire propre. Elles démontraient la violence chez Kafka du désir de vivre pour et par l'écriture, contre les voeux du père.Quant au Journal, il bénéficie d'une forte image d'«oeuvre pour soi ». Il fut pour son auteur un lieu de vie et de survie solitaire dans les profondeurs protectrices de l'écriture, un réseau souterrain de stockage sans cesse ouvert sur des galeries nouvelles - un terrier. Très hétérogènes, les cahiers de Journal servaient à consigner des notes personnelles et des récits de rêves, mais aussi à recueillir des chapitres de romans ou des ébauches de récits, à rédiger des brouillons de lettres, à accueillir des dessins et des exercices d'écriture. Ils sont ici traduits intégralement. Les nouvelles et récits contenus dans ces cahiers, et que l'on avait isolés pour les publier au tome I de cette édition, figurent donc de nouveau au sein du Journal, sous une autre lumière. Le corpus intégral des lettres de Kafka, dont quelques-unes étaient encore inédites en français, est ici classé selon la chronologie, et non plus, comme autrefois, par correspondants. C'est l'occasion d'une redécouverte - l'occasion aussi de prendre conscience de l'intrication des notes personnelles ou intimes, des projets littéraires et des lettres quotidiennes. Chaque tome contient en effet les Journaux de la période
Faut-il le rappeler ? Les textes ici réunis n'étaient pas destinés à la publication, et Kafka eut soin de le faire savoir à son ami Max Brod : «tout ce qui se trouve dans ce que je laisse derrière moi [...] en fait de journaux, manuscrits, lettres, écrites par d'autres ou par moi, dessins, etc., est à brûler sans restriction et sans être lu». Brod divulgua pourtant ces documents, progressivement et partiellement. Son geste passa tantôt pour une trahison, tantôt pour le signe tangible d'une fidélité vraie. Il reste, quoi qu'on en pense, que ces écrits dits «intimes» enrichissent la voix de Kafka et contribuent à faire d'elle l'une des plus singulières qui soient.Dans le sillage de ses romans, tous les écrits de Kafka ont peu à peu acquis un statut «littéraire». D'une centaine de fiches numérotées on a fait le recueil des Aphorismes de Zürau, parfois intitulé Considérations sur le péché, la souffrance, l'espérance et la vraie voie. La Lettre au père, nouvelle «description d'un combat», fut un temps promise à l'envoi postal, mais se lit aujourd'hui comme un texte autonome, et comme l'une des clés de l'oeuvre : Kafka déclara plusieurs fois son intention d'en confier le manuscrit à Milena Pollak afin de lui donner accès à une compréhension plus profonde de sa difficulté à vivre et à aimer - difficulté dont les lettres à Felice Bauer témoignent massivement. Ces lettres à Felice et les lettres à Milena (on a eu tôt fait de réduire ces jeunes femmes à leur prénom) ont été considérées comme de grands romans d'amour. Leur quantité, leur tonalité, la puissance des affects présidant à leur écriture les destinaient à une existence littéraire propre. Elles démontraient la violence chez Kafka du désir de vivre pour et par l'écriture, contre les voeux du père.Quant au Journal, il bénéficie d'une forte image d'«oeuvre pour soi ». Il fut pour son auteur un lieu de vie et de survie solitaire dans les profondeurs protectrices de l'écriture, un réseau souterrain de stockage sans cesse ouvert sur des galeries nouvelles - un terrier. Très hétérogènes, les cahiers de Journal servaient à consigner des notes personnelles et des récits de rêves, mais aussi à recueillir des chapitres de romans ou des ébauches de récits, à rédiger des brouillons de lettres, à accueillir des dessins et des exercices d'écriture. Ils sont ici traduits intégralement. Les nouvelles et récits contenus dans ces cahiers, et que l'on avait isolés pour les publier au tome I de cette édition, figurent donc de nouveau au sein du Journal, sous une autre lumière. Le corpus intégral des lettres de Kafka, dont quelques-unes étaient encore inédites en français, est ici classé selon la chronologie, et non plus, comme autrefois, par correspondants. C'est l'occasion d'une redécouverte - l'occasion aussi de prendre conscience de l'intrication des notes personnelles ou intimes, des projets littéraires et des lettres quotidiennes. Chaque tome contient en effet les Journaux de la période
Après le théâtre de Jean Genet, la Pléiade propose ses romans et ses poèmes. L'écriture de ces textes se concentre sur une période remarquablement brève : six années, de 1942 à 1948. Découvrant Notre-Dame-des-Fleurs en février 1943, Cocteau s'exclame : «c'est le grand événement de l'époque. Il me révolte, me répugne et m'émerveille.» Deux ans plus tard, à la lecture de Pompes funèbres, il y revient : «C'est le génie même. Et d'une liberté si terrible que l'auteur se met hors d'atteinte, assis sur quelque trône du diable dans un ciel vide où les lois humaines ne fonctionnent plus (deviennent comiques).» L'apparition de Genet dans le monde littéraire fait figure de déflagration. Dans son oeuvre se donne à voir «l'envers du monde» : un univers, serti dans une langue où se côtoient le langage le plus ordurier et un pur style classique, dans lequel des hommes chargés de crimes aspirent à une certaine sainteté.La plupart des oeuvres inscrites au sommaire du volume étaient connues par la version qu'en proposent les Oeuvres complètes de Genet, qui commencent à paraître chez Gallimard en 1951. Mais le texte de ces volumes avait été révisé, soit par Genet, soit avec son assentiment, de manière à atténuer certains éléments sexuels et politiques. La présente édition revient systématiquement au texte des premières publications clandestines. Ces versions n'étaient jusqu'à présent accessibles au grand public que pour Pompes funèbres et pour Querelle de Brest. Ce volume est donc l'occasion d'une redécouverte, spectaculaire et radicale, des oeuvres romanesques de Genet.
Le premier volume des oeuvres complètes était intitulé oeuvres de jeunesse, mais la jeunesse, quand s'achève-t-elle? Certains événements de la vie de Flaubert peuvent servir de bornes, si l'on y tient : une crise d'épilepsie en 1844, la découverte de la Tentation de saint Antoine de Bruegel en 1845, en 1846 les morts du père et de la soeur, ou la rencontre de Louise Colet. Mais là n'est pas l'essentiel. La jeunesse littéraire s'achève quand disparaît l'allégresse d'écrire. Flaubert entre alors dans la «grande étude du style».
Par les champs et par les grèves : «la première chose que j'aie écrite péniblement». Suit une parenthèse anxieuse : «(je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s'arrêtera)». Nous savons, nous, qu'elle ne s'arrêtera pas. Par les champs est un carrefour. La jeunesse y aboutit, l'art s'y déclare. Bientôt, il faudra faire de chaque phrase une oeuvre en soi. Flaubert racontant ses voyages, en Bretagne ou en Orient, peut bien lorgner ici ou là du côté de Chateaubriand : sa vision est personnelle. Être un oeil, «regarder sans songer à aucun livre», puis, péniblement, faire oeuvre, s'efforcer de créer une perfection.
Péniblement, en effet. Le jeune Flaubert voulait plaire ; les très étonnants scénarios de théâtre recueillis ici sont comme les séquelles d'un vieux désir de gloire («l'auteur! l'auteur!»). Mais ce désir-là n'a qu'un temps ; lui succède la quête du Beau, qui est un combat sans fin. «L'empoisonnement de la Bovary m'avait fait dégueuler dans mon pot de chambre. L'assaut de Carthage [dans Salammbô] me procure des courbatures dans les bras.» La Tentation de saint Antoine occupe Flaubert pendant près de trente ans. On en trouvera ici les première et deuxième versions, qu'on ne lit jamais : la première, luxuriante et onirique, est mise au placard en 1849 ; la deuxième, où l'étrangeté naît de la concision, est laissée de côté en 1856 : trop audacieuse en un temps où le procureur impérial incrimine la «couleur sensuelle» de Madame Bovary.
Faire oeuvre, c'est donc aussi, pour Flaubert, sacrifier, supprimer (on exhume ici plusieurs épisodes retranchés de Madame Bovary) et renoncer par avance à toute satisfaction. Tel est le prix à payer (par l'auteur) pour que le lecteur puisse un jour monter «sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert» (Proust). Une expérience unique : les lois du langage paraissent avoir changé ; une variation dans le temps des verbes bouleverse notre vision des choses ; et l'on avance, comme en atmosphère modifiée, dans «quelque chose de pur comme un parfum, de fort comme la pierre, d'insaisissable comme un chant».
Le premier volume des oeuvres complètes était intitulé oeuvres de jeunesse, mais la jeunesse, quand s'achève-t-elle? Certains événements de la vie de Flaubert peuvent servir de bornes, si l'on y tient : une crise d'épilepsie en 1844, la découverte de la Tentation de saint Antoine de Bruegel en 1845, en 1846 les morts du père et de la soeur, ou la rencontre de Louise Colet. Mais là n'est pas l'essentiel. La jeunesse littéraire s'achève quand disparaît l'allégresse d'écrire. Flaubert entre alors dans la «grande étude du style».
Par les champs et par les grèves : «la première chose que j'aie écrite péniblement». Suit une parenthèse anxieuse : «(je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s'arrêtera)». Nous savons, nous, qu'elle ne s'arrêtera pas. Par les champs est un carrefour. La jeunesse y aboutit, l'art s'y déclare. Bientôt, il faudra faire de chaque phrase une oeuvre en soi. Flaubert racontant ses voyages, en Bretagne ou en Orient, peut bien lorgner ici ou là du côté de Chateaubriand : sa vision est personnelle. Être un oeil, «regarder sans songer à aucun livre», puis, péniblement, faire oeuvre, s'efforcer de créer une perfection.
Péniblement, en effet. Le jeune Flaubert voulait plaire ; les très étonnants scénarios de théâtre recueillis ici sont comme les séquelles d'un vieux désir de gloire («l'auteur! l'auteur!»). Mais ce désir-là n'a qu'un temps ; lui succède la quête du Beau, qui est un combat sans fin. «L'empoisonnement de la Bovary m'avait fait dégueuler dans mon pot de chambre. L'assaut de Carthage [dans Salammbô] me procure des courbatures dans les bras.» La Tentation de saint Antoine occupe Flaubert pendant près de trente ans. On en trouvera ici les première et deuxième versions, qu'on ne lit jamais : la première, luxuriante et onirique, est mise au placard en 1849 ; la deuxième, où l'étrangeté naît de la concision, est laissée de côté en 1856 : trop audacieuse en un temps où le procureur impérial incrimine la «couleur sensuelle» de Madame Bovary.
Faire oeuvre, c'est donc aussi, pour Flaubert, sacrifier, supprimer (on exhume ici plusieurs épisodes retranchés de Madame Bovary) et renoncer par avance à toute satisfaction. Tel est le prix à payer (par l'auteur) pour que le lecteur puisse un jour monter «sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert» (Proust). Une expérience unique : les lois du langage paraissent avoir changé ; une variation dans le temps des verbes bouleverse notre vision des choses ; et l'on avance, comme en atmosphère modifiée, dans «quelque chose de pur comme un parfum, de fort comme la pierre, d'insaisissable comme un chant».
En 1971, la Pléiade publiait «Contre Sainte-Beuve» précédé de «Pastiches et mélanges» et suivi de «Essais et articles». L'édition qui paraît aujourd'hui est dotée d'un sommaire considérablement enrichi et d'un titre qui témoigne de ses intentions. Exit le triple intitulé dominé par le massif central du Contre Sainte-Beuve. Choisir le titre Essais, c'est reconnaître à la fois l'unité et l'incertitude générique de l'oeuvre de Proust.Comme le souligne Antoine Compagnon, Proust fut toujours partagé, dans son désir d'écrire, entre narration et réflexion. Son roman est riche de développements critiques. Son oeuvre de réflexion connaît des développements romanesques. Son projet sur Sainte-Beuve, il le qualifie d'«essai», terme qui s'appliquait à des textes à la composition très libre. À preuve, la définition que le critique du Figaro, André Beaunier, donne de «Sur la lecture», préface de Proust à Sésame et les lys de Ruskin (1906) : «un essai original, et délicieux, émouvant, plaisant, gai parmi les larmes, mélancolique avec discrétion ; les souvenirs s'y mêlent aux rêveries, la fantaisie à la réalité, comme dans l'âme d'un philosophe très sensible». Des lignes qui annoncent l'expérience unique qu'offre la lecture des essais de Proust.Incertitude générique, donc : les Pastiches et mélanges reprennent en 1919 «Sur la lecture» et d'autres essais essentiels, mais aussi les pastiches de «l'affaire Lemoine», cette «critique en action» dans laquelle le récit a toute sa place. Et Contre Sainte-Beuve est certes un essai, mais narratif : c'est au cours d'une conversation avec sa mère que l'auteur entend critiquer la méthode de Sainte-Beuve. Mais voici que surgissent des personnages, Swann, les Guermantes, un Montargis au profil de Saint-Loup, un Guercy qui annonce Charlus. Ces développements romanesques constituent un nouveau départ pour le roman que l'on sait. Ils signent aussi la fin du projet Sainte-Beuve et expliquent pourquoi Contre Sainte-Beuve n'existe que dans l'idée qu'on s'en fait. Dans sa première édition (1954), le livre comportait des chapitres romanesques. Dans la seconde (1971), seules étaient retenues les pages critiques. On propose ici un «Dossier du Contre Sainte-Beuve», titre et dispositif plus conformes aux manuscrits conservés.Quant aux nombreux essais - critiques, études, chroniques, entretiens ou amples analyses -, ici plus nombreux que jamais, parus dans les revues et journaux du temps et non recueillis par Proust, ou encore révélés après sa mort, ils témoignent de l'ambition littéraire la plus haute et sont l'accompagnement obligé de la Recherche.
Kessel est difficile à situer dans le paysage littéraire. On l'y prenait parfois pour un intrus. À la NRF, Gaston Gallimard crut très tôt en lui, tandis que Gide (qui changerait d'avis) et Paulhan avaient, comme on dit, «des réserves». Peut-être n'était-il à leurs yeux qu'un reporter écrivant des romans, avec une circonstance aggravante : le succès. Alors romancier ou reporter ? Un pur romancier ? un authentique reporter ? La question, à vrai dire, ne se pose pas en ces termes.Cette édition ne fait pas acception de «métiers» ni d'ailleurs de genres littéraires. Elle juxtapose dans l'ordre chronologique des ouvrages relevant, à des degrés divers, de la fiction, du récit, du reportage ou de ce que Kessel aimait à nommer documentaire - un mot encore neuf dans les années 1920 et qu'il donna pour titre à la première partie de Vent de sable. Elle bénéficie d'autre part d'un fait nouveau : les manuscrits de Kessel sont désormais accessibles. Ces deux volumes en reproduisent de nombreux éléments - dont le scénario inédit du Bataillon du ciel - et les exploitent pour cerner ce qui fait la spécificité de l'oeuvre.Le «système Kessel», on croit le connaître : courir le monde, faire provision de «choses vues», livrer des reportages à la presse, en tirer (selon des modalités variables) un récit, puis publier un roman qui utilise (dans des proportions tout aussi variables) ces reportages et ce récit. Mais les apparences sont trompeuses : Le Lion (roman «kényan» de 1958), par exemple, aurait été conçu avant que ne soit achevé La Piste fauve (récit, kényan lui aussi, de 1954). L'oeuvre ne décrit pas une trajectoire systématique qui mènerait du réel (terrain du reporter) à la fiction (ou littérature). Chez l'auteur de Makhno et sa juive, la réalité n'est jamais chimiquement pure. Kessel pourrait bien être un précurseur de ce qu'on appelle aujourd'hui en bon français la creative non fiction. L'aventure, l'événement, tel homme rencontré, telle situation vécue possèdent pour lui un potentiel poétique ou romanesque qui fait d'eux des objets pour l'imagination.Pour le dire à la manière de Malraux, le réel est une musique sur laquelle nous sommes contraints de danser. Mais Kessel le trouve insuffisant. Comme Malraux lui-même, comme Cendrars, Saint-Exupéry et bientôt Gary, il est de ceux qui offrent à la réalité des prolongements puisés dans l'imaginaire. Ce faisant, il place son oeuvre - et ses aviateurs, ses Russes blancs, ses guerriers masaï, ses cavaliers afghans - aux confins «du réel, du rêve, de l'errance et de l'histoire» (Malraux encore). Il la rend transfrontalière, se rend lui-même inclassable et fait de l'aventure un mythe moderne. Sans doute respire-t-il «l'air du temps», qui est aussi le nom d'une collection à laquelle il donna des livres ; mais il sait s'en abstraire et atteindre à l'essentiel. Écrite en un siècle qui menaça de mille manières l'espèce humaine, toute son oeuvre peut être lue
Les Euvres de Louïze Labé Lionnoize (1555) sont un livre singulier. Après une dédicace aux accents féministes et un «Debat de Folie et d'Amour» en prose, on n'y trouve que trois élégies et vingt-quatre sonnets. Mais suit une section souvent omise dans les éditions modernes:les Escriz de divers Poëtes, à la louenge de Louïze Labé Lionnoize, vingt-quatre pièces anonymes ou aux signatures cryptées, dans lesquelles les «Poëtes de Louïze Labé» se jouent du lecteur au moyen de correspondances cachées et de connivences à réinterpréter. Les Italiens offraient des ouvrages similaires, où des mains masculines célébraient les plumes féminines (qu'elles avaient parfois tenues). Autour de «Louïze Labé» sont à l'oeuvre des réseaux de poètes prêts à toutes les expériences, en un temps d'«illustration» du français où sont imitées les figures antiques de manière à créer un Panthéon français, dans lequel Louïze incarnerait la nouvelle Sappho. Un Florilège rassemble ici les sources antiques (Sappho, Catulle, Ovide) et les poèmes «modernes» (de Pétrarque, Marot, Ronsard, Scève, etc.) qui entrent en résonance avec ce brillant recueil d'avant-garde.«Louïze Labé Lionnoize» n'a laissé aucune autre trace. Il subsiste en revanche des documents sur Loyse Labbé, la belle Cordière, que l'on a négligé de distinguer de Louïze, amalgamant en une figure légendaire réalité et fiction. Les éléments de l'affaire Loyse Labbé / Louïze Labé sont réunis dans la section Documents et commentaires de cette édition - de quoi lire d'un oeil neuf les oeuvres complètes de la mystérieuse Louise Labé.
Kessel est difficile à situer dans le paysage littéraire. On l'y prenait parfois pour un intrus. À la NRF, Gaston Gallimard crut très tôt en lui, tandis que Gide (qui changerait d'avis) et Paulhan avaient, comme on dit, «des réserves». Peut-être n'était-il à leurs yeux qu'un reporter écrivant des romans, avec une circonstance aggravante : le succès. Alors romancier ou reporter ? Un pur romancier ? un authentique reporter ? La question, à vrai dire, ne se pose pas en ces termes.Cette édition ne fait pas acception de «métiers» ni d'ailleurs de genres littéraires. Elle juxtapose dans l'ordre chronologique des ouvrages relevant, à des degrés divers, de la fiction, du récit, du reportage ou de ce que Kessel aimait à nommer documentaire - un mot encore neuf dans les années 1920 et qu'il donna pour titre à la première partie de Vent de sable. Elle bénéficie d'autre part d'un fait nouveau : les manuscrits de Kessel sont désormais accessibles. Ces deux volumes en reproduisent de nombreux éléments - dont le scénario inédit du Bataillon du ciel - et les exploitent pour cerner ce qui fait la spécificité de l'oeuvre.Le «système Kessel», on croit le connaître : courir le monde, faire provision de «choses vues», livrer des reportages à la presse, en tirer (selon des modalités variables) un récit, puis publier un roman qui utilise (dans des proportions tout aussi variables) ces reportages et ce récit. Mais les apparences sont trompeuses : Le Lion (roman «kényan» de 1958), par exemple, aurait été conçu avant que ne soit achevé La Piste fauve (récit, kényan lui aussi, de 1954). L'oeuvre ne décrit pas une trajectoire systématique qui mènerait du réel (terrain du reporter) à la fiction (ou littérature). Chez l'auteur de Makhno et sa juive, la réalité n'est jamais chimiquement pure. Kessel pourrait bien être un précurseur de ce qu'on appelle aujourd'hui en bon français la creative non fiction. L'aventure, l'événement, tel homme rencontré, telle situation vécue possèdent pour lui un potentiel poétique ou romanesque qui fait d'eux des objets pour l'imagination.Pour le dire à la manière de Malraux, le réel est une musique sur laquelle nous sommes contraints de danser. Mais Kessel le trouve insuffisant. Comme Malraux lui-même, comme Cendrars, Saint-Exupéry et bientôt Gary, il est de ceux qui offrent à la réalité des prolongements puisés dans l'imaginaire. Ce faisant, il place son oeuvre - et ses aviateurs, ses Russes blancs, ses guerriers masaï, ses cavaliers afghans - aux confins «du réel, du rêve, de l'errance et de l'histoire» (Malraux encore). Il la rend transfrontalière, se rend lui-même inclassable et fait de l'aventure un mythe moderne. Sans doute respire-t-il «l'air du temps», qui est aussi le nom d'une collection à laquelle il donna des livres ; mais il sait s'en abstraire et atteindre à l'essentiel. Écrite en un siècle qui menaça de mille manières l'espèce humaine, toute son oeuvre peut être lue
La réalité n'est jamais aussi belle que le rêve d'une mère. Gary a connu d'éclatants succès, mais il a vu son oeuvre se heurter à des réticences. La popularité de l'écrivain et sa reconnaissance n'ont pas marché du même pas. Ce n'est pas exceptionnel, et cela s'explique. Les obstacles à une consécration rapide étaient multiples. Le style de l'homme a pu en être un. La manière du romancier en fut un autre.
Gary a été un extraordinaire raconteur d'histoires et un inventeur de personnages en un temps, l'«ère du soupçon», où ces notions, l'histoire, le personnage, étaient réputées périmées. Or pour lui, le récit - l'histoire - n'est pas la part honteuse du roman. Mais c'est se tromper lourdement que de voir en lui, sous ce prétexte, un écrivain conventionnel. La mise en abyme dans Éducation européenne, la polyphonie des Racines du ciel, la voix narrative fantastique dans La Danse de Gengis Cohn, la dimension autofictionnelle de La Promesse de l'aube et de Chien Blanc, la temporalité dans Les Enchanteurs ou l'inventivité verbale et les dispositifs narratifs d'Émile Ajar ne sont pas précisément des signes de soumission au roman hérité du XIXe siècle. Encore faut-il, pour s'en aviser, ne pas passer à côté d'une prose qui mélange les genres, avoue ce qu'elle doit à la poésie et s'autorise toutes les libertés, à commencer par un humour qui a pu déconcerter autant qu'il séduit, parce qu'il va de l'ironie la plus fine au grotesque le plus assumé. Cet humour n'est pas un ornement : il est fondamental. D'une part, il conjure la tentation de l'idéalisme ; de l'autre, il permet de «désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus».
Le réel, voilà l'ennemi. Gary l'appelait «la Puissance». Il a plusieurs visages : guerre, bêtise, vieillissement, solitude... Gary est sensible au tragique de l'Histoire et au malheur des hommes. Ça l'agace : «J'ai tout le temps mal chez les autres.» L'humour est donc une défense. L'imaginaire, un refuge. «Nourris de ce siècle, jusqu'à la rage», les livres de Gary ne sont pas des romans historiques. Ancrés dans l'imaginaire autant que dans l'Histoire, ils relèvent de la «mystique» littéraire de l'aventure qu'ont illustrée, avant lui, Kessel, Cendrars, Saint-Exupéry, et Malraux bien sûr. Cette conception de l'aventure n'est pas de celles qui produisent une littérature populaire de grande diffusion : elle engage une réflexion sur la condition humaine.
L'aventure et l'imaginaire luttent aussi contre une forme particulière de réalité, l'identité. Chez Gary, le je est une clôture, un piège. Ce qu'il y a de permanent dans son identité l'exaspère. Il lui faut s'évader, courir le monde, muer comme un python, se «séparer un peu de [s]oi-même», changer d'identité et vivre d'une vie pseudonyme, au risque de s'y brûler. «L'aventure Ajar» est bien connue, mais on y a souvent vu une imposture. C'était autre chose : l'affirmation des pouvoirs de la fiction, et un défi lancé aux «lois de la nature», qui mènent à la mort.
Que l'oeuvre de Feydeau soit rattachée, non sans raison, mais un peu paresseusement, à un genre léger, populaire et aussi décrié qu'il est goûté n'a pas aidé à sa reconnaissance. Il reste que l'on ne dit pas grand-chose de l'oeuvre quand on se contente de mentionner ce genre - le vaudeville - ou de parler d'amants dans le placard et de portes qui claquent. Pas d'erreur pourtant : les portes claquent bel et bien. Mais elles claquent de telle façon que ce genre, le vaudeville donc, s'en trouve renouvelé, énergisé, accéléré (bien des scènes semblent des odes à la vitesse), poussé à son paroxysme et, en définitive, conduit à l'implosion. L'implacable mécanique souvent évoquée existe bien, et les rouages de la machinerie mise au service du comique sont admirablement huilés. Ce que l'on évoque moins souvent, c'est l'arrière-plan de l'univers de Feydeau. Or la manière dont ses pièces traduisent et véhiculent les engouements, préoccupations et inquiétudes d'une époque qui voit, ou ne voit pas, arriver la guerre mondiale et la fin d'un monde mérite d'être soulignée. La gaieté de Feydeau est indéniable, mais elle n'est pas séparable d'une sorte de folie, dont l'écriture, aussi bien que les situations, porte la marque.
Car Feydeau n'est pas (seulement) un brillant entrepreneur de spectacles : c'est un écrivain. La qualité de son dialogue, tout en apparente spontanéité, résulte d'un travail opiniâtre. Les indications scéniques parfois fascinantes qui émaillent le texte de ses pièces et décrivent avec une précision horlogère, jusqu'au vertige, la disposition des lieux et l'attitude des personnages témoignent d'une passion de la description que l'on ne rencontrera plus avant le Nouveau Roman. Pourtant, même ainsi « programmés », les personnages ne sont ni des pantins ni des automates. Autant que des intrigues trop convenues, Feydeau se défie des « types » trop conventionnels mis en scène par les vaudevillistes de son temps. Ses personnages, il va les chercher, de son propre aveu, dans la réalité ; peu désireux de faire d'eux des fantoches, il leur conserve leur personnalité, leur vitalité - et tout soudain les plonge dans des situations burlesques. On a pu les comparer à des cobayes, et leur créateur à un expérimentateur non dénué d'une certaine cruauté. Mais c'est à l'égard du langage, des langages, qu'il met à la disposition de ses créatures ou dont, par moments, il les prive, que Feydeau se montre le plus audacieusement expérimentateur. À force de répétitions, de déformations, de mélanges babéliens, de lapsus, de mal-entendus, la langue perd tout ou partie de sa fonction de communication. Les liens logiques se desserrent, ils se dissolvent, on ne s'entend plus, l'absurde triomphe. Loin de prolonger un genre réputé poussiéreux, Feydeau ouvre la voie au théâtre qu'illustreront bientôt Ionesco ou Beckett.
Faut-il le rappeler ? Les textes ici réunis n'étaient pas destinés à la publication, et Kafka eut soin de le faire savoir à son ami Max Brod : «tout ce qui se trouve dans ce que je laisse derrière moi [...] en fait de journaux, manuscrits, lettres, écrites par d'autres ou par moi, dessins, etc., est à brûler sans restriction et sans être lu». Brod divulgua pourtant ces documents, progressivement et partiellement. Son geste passa tantôt pour une trahison, tantôt pour le signe tangible d'une fidélité vraie. Il reste, quoi qu'on en pense, que ces écrits dits «intimes» enrichissent la voix de Kafka et contribuent à faire d'elle l'une des plus singulières qui soient.Dans le sillage de ses romans, tous les écrits de Kafka ont peu à peu acquis un statut «littéraire». D'une centaine de fiches numérotées on a fait le recueil des Aphorismes de Zürau, parfois intitulé Considérations sur le péché, la souffrance, l'espérance et la vraie voie. La Lettre au père, nouvelle «description d'un combat», fut un temps promise à l'envoi postal, mais se lit aujourd'hui comme un texte autonome, et comme l'une des clés de l'oeuvre : Kafka déclara plusieurs fois son intention d'en confier le manuscrit à Milena Pollak afin de lui donner accès à une compréhension plus profonde de sa difficulté à vivre et à aimer - difficulté dont les lettres à Felice Bauer témoignent massivement. Ces lettres à Felice et les lettres à Milena (on a eu tôt fait de réduire ces jeunes femmes à leur prénom) ont été considérées comme de grands romans d'amour. Leur quantité, leur tonalité, la puissance des affects présidant à leur écriture les destinaient à une existence littéraire propre. Elles démontraient la violence chez Kafka du désir de vivre pour et par l'écriture, contre les voeux du père.Quant au Journal, il bénéficie d'une forte image d'«oeuvre pour soi ». Il fut pour son auteur un lieu de vie et de survie solitaire dans les profondeurs protectrices de l'écriture, un réseau souterrain de stockage sans cesse ouvert sur des galeries nouvelles - un terrier. Très hétérogènes, les cahiers de Journal servaient à consigner des notes personnelles et des récits de rêves, mais aussi à recueillir des chapitres de romans ou des ébauches de récits, à rédiger des brouillons de lettres, à accueillir des dessins et des exercices d'écriture. Ils sont ici traduits intégralement. Les nouvelles et récits contenus dans ces cahiers, et que l'on avait isolés pour les publier au tome I de cette édition, figurent donc de nouveau au sein du Journal, sous une autre lumière. Le corpus intégral des lettres de Kafka, dont quelques-unes étaient encore inédites en français, est ici classé selon la chronologie, et non plus, comme autrefois, par correspondants. C'est l'occasion d'une redécouverte - l'occasion aussi de prendre conscience de l'intrication des notes personnelles ou intimes, des projets littéraires et des lettres quotidiennes. Chaque tome contient en effet les Journaux de la période
La réalité n'est jamais aussi belle que le rêve d'une mère. Gary a connu d'éclatants succès, mais il a vu son oeuvre se heurter à des réticences. La popularité de l'écrivain et sa reconnaissance n'ont pas marché du même pas. Ce n'est pas exceptionnel, et cela s'explique. Les obstacles à une consécration rapide étaient multiples. Le style de l'homme a pu en être un. La manière du romancier en fut un autre.
Gary a été un extraordinaire raconteur d'histoires et un inventeur de personnages en un temps, l'«ère du soupçon», où ces notions, l'histoire, le personnage, étaient réputées périmées. Or pour lui, le récit - l'histoire - n'est pas la part honteuse du roman. Mais c'est se tromper lourdement que de voir en lui, sous ce prétexte, un écrivain conventionnel. La mise en abyme dans Éducation européenne, la polyphonie des Racines du ciel, la voix narrative fantastique dans La Danse de Gengis Cohn, la dimension autofictionnelle de La Promesse de l'aube et de Chien Blanc, la temporalité dans Les Enchanteurs ou l'inventivité verbale et les dispositifs narratifs d'Émile Ajar ne sont pas précisément des signes de soumission au roman hérité du XIXe siècle. Encore faut-il, pour s'en aviser, ne pas passer à côté d'une prose qui mélange les genres, avoue ce qu'elle doit à la poésie et s'autorise toutes les libertés, à commencer par un humour qui a pu déconcerter autant qu'il séduit, parce qu'il va de l'ironie la plus fine au grotesque le plus assumé. Cet humour n'est pas un ornement : il est fondamental. D'une part, il conjure la tentation de l'idéalisme ; de l'autre, il permet de «désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus».
Le réel, voilà l'ennemi. Gary l'appelait «la Puissance». Il a plusieurs visages : guerre, bêtise, vieillissement, solitude... Gary est sensible au tragique de l'Histoire et au malheur des hommes. Ça l'agace : «J'ai tout le temps mal chez les autres.» L'humour est donc une défense. L'imaginaire, un refuge. «Nourris de ce siècle, jusqu'à la rage», les livres de Gary ne sont pas des romans historiques. Ancrés dans l'imaginaire autant que dans l'Histoire, ils relèvent de la «mystique» littéraire de l'aventure qu'ont illustrée, avant lui, Kessel, Cendrars, Saint-Exupéry, et Malraux bien sûr. Cette conception de l'aventure n'est pas de celles qui produisent une littérature populaire de grande diffusion : elle engage une réflexion sur la condition humaine.
L'aventure et l'imaginaire luttent aussi contre une forme particulière de réalité, l'identité. Chez Gary, le je est une clôture, un piège. Ce qu'il y a de permanent dans son identité l'exaspère. Il lui faut s'évader, courir le monde, muer comme un python, se «séparer un peu de [s]oi-même», changer d'identité et vivre d'une vie pseudonyme, au risque de s'y brûler. «L'aventure Ajar» est bien connue, mais on y a souvent vu une imposture. C'était autre chose : l'affirmation des pouvoirs de la fiction, et un défi lancé aux «lois de la nature», qui mènent à la mort.
En 1913, Rachilde croyait apercevoir derrière les pages du Grand Meaulnes tout juste paru "une fée qui vous guette" pour vous jeter au visage "le don d'enfance" . Bel éloge, quoique non dépourvu d'ambiguïté. Rachilde signalait par là la poétisation du réel qui demeure aujourd'hui encore l'un des charmes les plus actifs du roman. Mais elle ouvrait la porte, pour qui lisait à une moindre profondeur, à un malentendu durable.
Peu de romans sont plus célèbres que Le Grand Meaulnes. Peu ont une place comparable dans le paysage littéraire. Sans doute la mort à l'ennemi d'Alain-Fournier, en septembre 1914, n'y est-elle pas pour rien, qui fit de lui un jeune homme irrévocable et de l'ouvrage un livre unique. Mais peu de romans sont aussi souvent lus "en surface" , là où les apparences sont trompeuses. Ainsi a-t-on pu prendre pour un texte peu construit et destiné aux adolescents ce qui est en réalité un concerto en trois mouvements et un roman pour adultes "avertis" , une sombre et cruelle histoire de déception, de désenchantement (ce désenchantement qui serait bientôt le terrain favori de la modernité littéraire), de dégonflement, dit Philippe Berthier dans sa décapante préface, le "dégonflement, voulu et méchant, d'un très bref et miraculeux mirage" .
Un mirage en effet. Yvonne de Galais a quelque chose de la Mélisande de Maeterlinck et Debussy : elle n'est "pas d'ici" . Et Augustin Meaulnes tombe à Sainte-Agathe comme un aérolithe - premiers mots du livre : "Il arriva chez nous" -, chamboule tout, puis disparaît. Il est l'un de ces êtres qui "paraissent autour d'eux créer comme un monde inconnu" . Son ami Seurel, le narrateur du roman, ne peut que l'imaginer partant "pour de nouvelles aventures" , dont on ne saura rien.
Ainsi se termine Le Grand Meaulnes, mystérieusement. Rien de moins simple que la simplicité de ce livre. Il se nourrit de toute une bibliothèque secrète, qui va des récits du Graal à la Sylvie de Nerval et à Pelléas en passant par le roman d'aventures anglo-saxon. Et bien que Fournier se soit efforcé de gazer la violence latente chez Meaulnes (qui fait songer à celle de Golaud) et les pulsions liées à une sexualité intense et compliquée, l'une et les autres affleurent.
On touche là un point névralgique du livre ; il suffit pour s'en persuader de consulter le chapitre finalement retranché par l'auteur et qui figure ici parmi les esquisses manuscrites éclairant la genèse de l'ouvrage. Ou encore les lettres et documents rassemblés à la suite du roman. Ils racontent l'histoire d'une passion impossible, celle que Fournier éprouva pour Yvonne de Quiévrecourt, la jeune femme rencontrée en 1905 et à qui le personnage d'Yvonne de Galais doit beaucoup.
Mais ils retracent aussi, d'une autre manière que les esquisses, la genèse du livre qui s'écrit de 1904 à 1913. Les deux aventures - un inguérissable rêve amoureux, une expérience d'écriture unique - ont partie liée et s'entrecroisent.
Solal paraît en 1930. En 1938, Mangeclous est présenté par l'auteur comme le deuxième volume d'une série qui s'intitulerait Solal et les Solal et dont le troisième volume, alors en préparation, est annoncé sous le titre de Belle du Seigneur. Et c'est en 1968 que paraît enfin Belle du Seigneur, suivi un an et demi plus tard des Valeureux. Ces deux derniers volumes devaient n'en former qu'un. C'est à la demande de son éditeur qu'Albert Cohen scinde l'ouvrage en deux livres indépendants. «Les gros livres effrayent, les grands livres rassurent. L'ouvrage d'Albert Cohen, Belle du Seigneur, appartient, sans contestation possible, à la seconde catégorie», affirmait Hubert Juin en 1968. À vrai dire, il appartient aux deux («Quel morceau ! Quel monstre !» écrivait François Nourissier), et c'est pourquoi il a fait l'objet, dans la Pléiade, d'un volume séparé, volume désormais associé à celui des (autres) Oeuvres sous un coffret orné d'une oeuvre de Tamara de Lempicka.
Le Journal que Gide donna à la Pléiade en 1939 était une oeuvre, composée par lui et qui laissait dans l'ombre près d'un tiers du Journal intégral.La présente édition reproduit cette oeuvre et y ajoute, à leur date, les passages écartés. Ces inédits - aisément repérables, puisqu'imprimés sous une forme distincte - ne sont pas seulement «l'Enfer» du Journal; certes, ils contiennent de nombreuses pages impudiques ou scabreuses, mais ils abordent tous les sujets, de la littérature à la famille en passant par la morale et la politique. Quant aux textes déjà connus, ils ont été révisés sur les manuscrits.Le second tome propose un texte enrichi de nombreux passages qui avaient déjà paru dans des volumes ou des revues, mais qui étaient absents de l'ancienne édition de la Pléiade. Il contient aussi des inédits, publiés ici dans une disposition permettant de les identifier comme tels.
Cette édition d'À la recherche du temps perdu présente l'oeuvre de Marcel Proust sous un jour entièrement nouveau. Les trente ans qui nous séparent de l'édition précédente ont permis de connaître un ensemble de documents uniques au monde, et que nous sommes seuls à pouvoir offrir au lecteur. Ainsi, dans ce volume, à la suite de Du côté de chez Swann et de la première partie d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs, on lira un choix très large d'esquisses tirées des cahiers de brouillon qui donnèrent naissance au texte définitif, seul connu du public jusqu'à ce jour : quatre cents pages, qui ont déjà la beauté de l'oeuvre achevée mais gardent le charme propre aux commencements, et font découvrir de nombreux faits, de nombreuses idées, de nombreux personnages inconnus. Ces inédits et ceux que l'on trouvera dans les variantes du volume composent une véritable biographie littéraire. Au service de ce dessein, un appareil critique réunit la documentation la plus complète possible et permet de comprendre les allusions les plus énigmatiques. Le texte lui-même a été réétabli grâce à des documents dont nous disposions pour la première fois : il est désormais plus proche de ce que souhaitait son auteur. Roman comique, roman tragique, roman d'aventures, roman érotique, roman poétique, roman onirique, roman d'une expérience unique, somme de tous les romans et de deux mille ans de littérature, À la recherche du temps perdu est devenu un monument historique. Mais c'est un monument encore habité.