« Tu tires des récits de tes vices, tu rêves des doubles pour tes démons » : c'est ainsi que Nathan Zuckerman, la créature de papier de Philip Roth, décrit son entreprise d'écriture dans La Leçon d'anatomie. Apparu sous la plume de l'écrivain Peter Tarnopol dans Ma vie d'homme (1974), ce double assumé du fictif Tarnopol et de Roth, lequel les invente tous deux en vertu d'un processus de création fait de reflets et de répliques, prend pour ainsi dire vie dans le premier cycle romanesque qui lui est consacré, Zuckerman enchaîné.
Cette série de romans - une trilogie et son épilogue - offre à Roth l'occasion d'exposer les métamorphoses de la subjectivité. Elle met en scène quatre moments-clefs de la carrière de Zuckerman : la relation de l'aspirant écrivain avec son mentor (L'Écrivain fantôme, 1979) ; le romancier devenu une célébrité et la victime de son succès (Zuckerman délivré, 1981) ; l'homme souffrant de douleurs mystérieuses en pleine crise de la quarantaine, rattrapé à la fois par la complexité de sa vie amoureuse et sexuelle et par la mort de ses parents (La Leçon d'anatomie, 1983) ; l'homme de lettres privilégié face aux intellectuels de l'Europe de l'Est communiste (L'Orgie de Prague, 1985).
On retrouvera Zuckerman dans La Contrevie (1986), un « labyrinthe de miroirs » (Philippe Jaworski), et un chef-d'oeuvre de virtuosité, qui est en quelque sorte la réponse de Roth au postmodernisme américain incarné notamment par Thomas Pynchon. Un brouillon donne à penser que le roman aurait pu être intitulé Tu dois changer ta vie ; « Tout peut arriver, et c'est précisément ce qui arrive : tout. » Pendant la période de création couverte par ce volume, Roth explore la frontière poreuse entre réalité et fiction. S'il occupe le devant de la scène jusqu'en 1986, Zuckerman n'est pas l'unique alter ego de l'auteur. Émerge en effet un nouveau personnage (de fiction ?) nommé Philip ou Philip Roth. Il dialogue avec Zuckerman dans Les Faits (1988), sous-titré « Autobiographie d'un romancier » ; avec des femmes dans Tromperie (1990), roman tout entier construit en dialogues - « la bande-son d'un roman sans images », selon Ph. Jaworski -, tandis que Patrimoine (1991), récit de la maladie et de la mort du père (non plus celui de Zuckerman, celui de Roth), est présenté comme « Une histoire vraie ».
Les faits seraient-ils enfin débarrassés de leur gangue de fiction ? À la fin de la lettre que le Roth des Faits écrit à son lecteur Zuckerman, il admet que les « faits » sont en réalité des souvenirs déjà retravaillés. Ses expériences personnelles et son passé ne prennent forme et sens qu'une fois racontés. Et c'est à un personnage de fiction, l'inévitable Zuckerman donc, que Roth confie le soin de porter un jugement sur son manuscrit « autobiographique ». L'autobiographie est sans doute « le genre le plus manipulateur dans toute la littérature », estime Zuckerman. C'est le moins que l'on puisse dire. Toute tentative de figer la frontière entre réalité et fiction est ici vouée à l'échec.
L'immense succès de Jane Eyre (1847) fait de Charlotte Brontë une romancière reconnue. L'élaboration de son nouveau roman sera douloureuse : en l'espace de huit mois, Branwell, Emily et Anne disparaissent, faisant d'elle la seule survivante d'une exceptionnelle fratrie d'écrivains. Shirley paraît en 1849. En toile de fond, la lutte des ouvriers du textile contre la mécanisation. Au premier plan, deux héroïnes se disputant l'attention de Robert Moore : une héritière cultivée et fougueuse, et une orpheline douce et timide ; la première est inspirée d'Emily, la seconde d'Anne. L'ouvrage voit resurgir les héros des oeuvres de jeunesse (Napoléon, Nelson, Wellington), oeuvres dont on ne dira jamais assez l'importance. Il propose de magnifiques portraits de femmes cherchant leur place dans une Angleterre patriarcale.Pour Villette, qui suit en 1853, Charlotte fait appel aux souvenirs de son séjour à Bruxelles en 1842-1843. Élève puis professeur dans un pensionnat, elle avait été séduite (intellectuellement) par Constantin Heger, qui donnait des cours de rhétorique dans l'établissement tenu par son épouse. Elle transpose cette expérience dans le personnage de Lucy Snowe, qui s'éprend d'un confrère revêche. Certains contemporains ont jugé «pervers» l'humour de la romancière, mais le ton caustique et l'extraordinaire vivacité de la langue font aujourd'hui le charme du livre, où se mêlent réalisme et gothique - un gothique d'artifice, décalé. Aussi important que méconnu, Villette, qui fait la part belle aux non-dits et aux ellipses, et dont le dénouement est laissé à l'interprétation du lecteur, est un grand livre à la modernité troublante.
Ils ne sont pas légion, les écrivains auteurs d'un livre devenu plus célèbre qu'eux, si célèbre, à vrai dire, qu'il rayonne bien au-delà du cercle de ses lecteurs et touche des personnes qui, sans jamais l'avoir ouvert, en connaissent la trame et en utilisent les mots-clefs. De ce club fermé d'écrivains George Orwell est, aux côtés de Swift (qu'il a lu de près), un membre éminent. Le regard porté sur son oeuvre en a été profondément modifié. Ses deux derniers romans, La Ferme des animaux et plus encore Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, ont en quelque sorte requalifié ses écrits antérieurs, hissant leur auteur au rang de classique anglais du XXe siècle, sans pour autant mettre fi n aux débats: l'éventail des jugements portés sur Orwell demeure grand ouvert, et il va du dédain à l'idolâtrie.
Sans tomber dans aucune de ces extrémités, il faut reconnaître la cohérence de l'oeuvre, tout entière fondée sur une ambition : « faire de l'écriture politique un art véritable ». « Un homme à la colère généreuse », « une intelligence libre », « le genre que haïssent également toutes les orthodoxies malodorantes qui s'affrontent aujourd'hui pour la possession de nos âmes » : ces traits empruntés à son portrait de Dickens dessinent l'autoportrait d'Orwell. Dans ses articles, ses essais, ses récits-reportages, ses romans mêmes, celui-ci fait partager ses convictions et ses refus. Ses écrits se nourrissent de ses engagements personnels, de sa démission d'un poste de fonctionnaire de la Police impériale des Indes (En Birmanie), de son intérêt pour la condition des indigents des deux côtés de la Manche (Dans la dèche à Paris et à Londres) ou pour le sort des mineurs du Yorkshire (Wigan Pier au bout du chemin), de son séjour dans l'Espagne en guerre (Hommage à la Catalogne) et de sa guérilla incessante contre les mensonges et les crimes staliniens. Mais ce sont donc ses deux derniers romans qui ont fait sa gloire ; l'allégorie animalière et la dystopie déguisée en farce tragique forment une sorte de diptyque dont la cible est la barbarie du totalitarisme.
Il reste que Mil neuf cent quatre-vingt-quatre occupe une place à part parmi les dystopies, si tant est que le livre ait réellement à voir avec ce genre. C'est que la puissance des scènes et des images inventées par Orwell demeure sans égale, qu'il s'agisse de l'affiche géante du Grand Frère, de l'oeil toujours ouvert du télécran, des minutes de Haine, et surtout, et avant toute chose, de cette langue, le néoparle (newspeak), créée pour éradiquer les pensées « hérétiques », autant dire toute pensée. Elle est véritablement au coeur du roman, et au centre des enjeux de sa traduction française. Comme tous les textes inscrits au sommaire de ce volume, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre est proposé ici dans une nouvelle version, fidèle au style à la fois vif et rugueux de son auteur. L'ensemble, tous genres confondus, se lit comme l'almanach d'un quart de siècle de bruit et de fureur rédigé par un écrivain qui a toujours considéré qu'il n'existe pas de réalité sans observateur.
Vivement controversé à ses débuts, Philip Roth s'est peu à peu imposé aux États-Unis comme l'un des plus grands auteurs de sa génération. Les cinq livres réunis ici témoignent déjà de ce qui deviendra sa marque de fabrique : richesse de l'imagination, verdeur, vigueur de l'ironie, selon un alliage très particulier d'oralité et d'élégance, d'exubérance et de délicatesse. Cest à cette époque-là, et avec ces ouvrages, que Roth devient Roth.
Goodbye, Columbus (1959), l'extraordinaire recueil de nouvelles qu'il publie à vingt-six ans, et bien plus encore la très iconoclaste Plainte de Portnoy (Portnoy et son complexe, 1969) ont fait scandale, l'un au sein de la communauté juive, que les décapants récits de Roth se soucient peu de flatter, l'autre bien au-delà : la chronique familiale, psychologique et sociale dessinée au vitriol par Portnoy va de pair avec un langage où rivalisent le loufoque, la gouaille et une outrancière crudité. Le roman, qualifié de magistrale «orchestration de voix» et d'allègre «festival linguistique», est un véritable jalon culturel des années 1960. Tel un ventriloque, le protagoniste fait dialoguer sur le divan de son analyste les voix contradictoires qui l'habitent. Dans un torrent d'imprécations et de lamentations sont données à entendre la voix de l'enfant, celle de l'adolescent, celle de l'adulte torturé. Le plus souvent aux prises avec sa yiddishe mame grotesquement castratrice, Portnoy dialogue aussi avec son père humble et soumis, et avec ses maîtresses, de séduisantes shikses (jeunes filles non juives, en principe interdites), en qui il voit les incarnations de l'Amérique qu'il entend conquérir.
Multipliant les identités et les masques comme un acteur multiplie les rôles, c'est ensuite David Kepesh que Roth introduit sur la scène de son oeuvre. Ce professeur de littérature se voit transformé en une gigantesque glande mammaire dans Le Sein (1972), fable kafkaïenne à la fois fantastique et burlesque, tandis que Professeur de désir (1977) retrace son enfance en famille, son exploration effrénée de la liberté sexuelle pendant ses études, puis les expériences féminines contrastées de sa maturité. Malgré l'apparence «sage» de ce schéma biographique, la pratique de la fiction est toujours aussi affranchie et ludique - en témoigne, entre autres, l'épisode désopilant de la visite faite en rêve à la «putain de Kafka».
Enfin apparaît Nathan Zuckerman, qui accompagnera Roth jusqu'en 2007. Dans Ma vie d'homme (1974), il essaie de se libérer d'un mariage désastreux. La structure narrative, emboîtée et miroitante, du récit se complexifie, au point que Milan Kundera qualifia le livre de «chef-d'oeuvre de baroque». On a dit de Nathan qu'il était le travesti littéraire de Philip. Mais comme le souligne Philippe Jaworski dans sa préface, «la présence de "l'auteur" dans ses écrits de fiction ressortira toujours à une réalité de fiction». Au reste, «la réalité de l'écrivain pourrait tout aussi bien dériver de l'existence de son personnage».
Trad. de l'anglais (États-Unis) par Georges Magnane, Henri Robillot et Céline Zins et révisé par Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin. Édition de Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin. Préface de Philippe Jaworski.
Ce volume réunit l'ensemble de l'oeuvre lyrique de Shakespeare et met un point final à l'édition des oeuvres complètes de Shakespeare dans la Pléiade.
Vénus et Adonis (1593) et Le Viol de Lucrèce (1594) ont connu en leur temps un vif succès, notamment de scandale : si l'on ne voit parfois dans ces petites épopées mythologiques et érotiques que des exercices d'imitation sur des sujets tirés d'Ovide, leur charge subversive, bien réelle, n'échappa pas aux lecteurs contemporains. Les Sonnets (1609), au contraire, sont passés presque inaperçus lors de leur publication. Ils sont pourtant devenus l'un des fleurons de l'oeuvre de Shakespeare. Loin de n'être qu'un miroir où se lirait la vie bisexuelle de William S. à travers le triangle amoureux que le poète y dessine avec le « beau garçon » et la « noire maîtresse » auxquels il s'adresse, le recueil, ici retraduit par Jean-Michel Déprats, possède une force qui excède largement la question sexuelle. Figures de styles et effets sonores contribuent à d'infinis croisements entre les mots et la pensée (et la pensée dans les mots). Il n'y a pas d'interdits de langage pour Shakespeare : son invention est aimantée par une subversion, morale et esthétique, de tous les instants.
En France, les sonnets ne sont traduits qu'à partir de 1821, et ce n'est qu'en 1857 que François-Victor Hugo en donne une traduction intégrale. Traductions et réécritures se multiplient ensuite. L'anthologie qui clôt le volume donne à saisir les métamorphoses auxquelles s'est prêté, et continue de se prêter, ce monument de la poésie universelle.
Textes traduits de l'anglais, présentés et annotés par René Alladaye, Jean-Bernard Blandenier, Marie Bouchet, Brian Boyd, Gilles Chahine, Yannicke Chupin, Maurice-Edgar Coindreau, Maurice Couturier, Lara Delage-Toriel, Agnès Edel-Roy, Raymond Girard, Donald Harper et Monica ManolescuAprès le succès planétaire de Lolita, Nabokov jouit d'une grande liberté créatrice. La suite de son oeuvre lance au lecteur, à son intelligence, à son imaginaire, un défi permanent. Le héros de Pnine (roman de 1957 ici proposé dans une nouvelle traduction), professeur d'origine russe enseignant dans une université américaine, c'est-à-dire doté d'une biographie proche de celle de son créateur, sera évincé de son poste par le narrateur du récit, qui se révèle être... Nabokov lui-même. Feu pâle (1962) met en compétition deux types de textes, un poème et son commentaire, deux narrateurs, qui sont l'image inversée l'un de l'autre, et deux univers antagonistes. Puis vient Ada ou l'Ardeur (1969), le chef-d'oeuvre de la période, et peut-être le chef-d'oeuvre de Nabokov. Livre ambitieux, maîtrisé - deux univers, deux narrateurs, de nombreux emboîtements narratifs et un brouillage constant des repères temporels - , c'est aussi, un an après Belle du Seigneur, un grand roman d'amour. Trois ans plus tard, dans La Transparence des choses - «une simple enquête au-delà des cyprès sur l'entrelacs des destinées prises au hasard», disait l'auteur, non sans mystère -, le narrateur, un certain Mr. R., romancier de son état, agit depuis le royaume des ombres... Enfin, Vadim Vadimovitch, narrateur de Regarde, regarde les Arlequins! (1974), le dernier roman publié par Nabokov (car L'Original de Laura restera inachevé et paraîtra après sa mort), ressemble à s'y méprendre à Vladimir Vladimirovitch Nabokov. Autobiographie fictive, variation sur le thème de l'identité, du double, de la copie et de l'original, ultime regard, teinté d'humour et d'ironie, d'un homme sur la trajectoire de sa vie et sur son oeuvre, c'est aussi l'occasion d'une confrontation finale avec un lecteur que Nabokov n'aura eu de cesse de provoquer, défier et enchanter.
Middlemarch (1871-1872) est le plus grand roman victorien, et aux yeux de certains le meilleur roman de langue anglaise, toutes époques confondues. Quête de la vérité menée de plusieurs points de vue, le livre ne saurait être réduit au destin de Dorothea Brooke, jeune fille altruiste et utopiste qui épouse un érudit desséché. Autour du couple gravitent de nombreux personnages, assujettis à des liens familiaux, conjugaux, de voisinage, d'intérêts. George Eliot entrelace les destins individuels, ménage des rebondissements dignes d'un feuilleton, sans jamais céder à la facilité : sa peinture psychologique est de la plus grande finesse lorsqu'elle décrit les désirs et les tragédies de ceux dont les vies s'entremêlent sur la trame d'une même étoffe. Son acuité peut se parer d'ironie, sans que jamais s'étiole la sympathie qu'elle éprouve pour ses créatures confrontées à la défaite de leurs aspirations. Les événements se déroulent dans l'Angleterre provinciale des années 1830, mais ce «plaidoyer pour la beauté des vies ordinaires» (Mona Ozouf) a pour sujet les passions humaines, qui sont sans âge.
Middlemarch est ici précédé du chef-d'oeuvre de la première période de George Eliot, Le Moulin sur la Floss (1860). Eliot, née Mary Anne Evans, a mis beaucoup d'elle-même dans le personnage de Maggie Tulliver, petite fille turbulente à la nature exaltée, passionnée par les livres, «aussi affamée de savoir qu'elle l'est d'amour» (M. Ozouf). Proust avouait avoir pleuré à la lecture de ce roman du paradis perdu de l'enfance. Maggie sera victime de l'ostracisme social - comme sa créatrice, qui vécut vingt-cinq ans avec un homme qui n'était pas son mari et chercha, à travers une oeuvre littéraire liant l'intellect aux sentiments, à obtenir cette respectabilité chère aux victoriens.
À sa mort, en 1880, elle fut célébrée comme «le plus grand romancier anglais contemporain». On ne lui permit pourtant pas d'être enterrée, comme l'avait été Dickens, dans le «Coin des poètes» de l'abbaye de Westminster.
Nul n'est plus difficile à saisir que Jack London. Écrivain populaire, selon un étiquetage hâtif, lu dans les foyers plutôt qu'à l'université, mal édité aux États-Unis, pourtant traduit dans toutes les langues, connu et aimé dans le monde entier, il semble appartenir, plutôt qu'à la littérature, à un imaginaire collectif où la dénomination «Jack London» incarnerait l'esprit d'aventure sous ses formes les plus violentes.
Sa vie, menée à un train d'enfer, est souvent confondue avec ses livres, l'ensemble composant une sorte de légende hybride dans laquelle «la vie» ne cesse de l'emporter en prestige sur des ouvrages qui n'en seraient que la pâle imitation. C'est oublier que les équipées du jeune London sont inspirées des récits héroïques lus dans son enfance : la littérature précède et commande la carrière tumultueuse du jeune aventurier risque-tout. Ses livres sont les produits d'une authentique volonté créatrice.
Mais il faut être juste : London, mythographe de lui-même, n'a pas peu contribué à cette confusion. L'autodidacte, l'ange au corps d'athlète, l'écrivain-chercheur d'or, l'écrivain-navigateur, le reporter, le prophète de la révolution socialiste, le gentleman-farmer - les images qui composent le mythe sont largement une création de cet homme acharné à goûter de toutes les intensités que la vie peut offrir.
Revenir aux textes de Jack London et le rendre à la littérature, telle est l'ambition de ces volumes, enrichis de la totalité des illustrations et photographies des premières éditions américaines. Les traductions, nouvelles, s'efforcent de ne pas atténuer les étrangetés d'un style que l'écrivain a souvent déclaré s'être forgé sans autre maître que lui-même. Tous les genres que London a abordés sont représentés : le roman, le récit, le reportage, l'autobiographie. Une place importante a été faite à la nouvelle : on propose en tout quarante-sept proses brèves, et c'est peut-être par là qu'il faut commencer pour saisir ce que London demande à l'écriture de fiction.
Nul n'est plus difficile à saisir que Jack London. Écrivain populaire, selon un étiquetage hâtif, lu dans les foyers plutôt qu'à l'université, mal édité aux États-Unis, pourtant traduit dans toutes les langues, connu et aimé dans le monde entier, il semble appartenir, plutôt qu'à la littérature, à un imaginaire collectif où la dénomination «Jack London» incarnerait l'esprit d'aventure sous ses formes les plus violentes.
Sa vie, menée à un train d'enfer, est souvent confondue avec ses livres, l'ensemble composant une sorte de légende hybride dans laquelle «la vie» ne cesse de l'emporter en prestige sur des ouvrages qui n'en seraient que la pâle imitation. C'est oublier que les équipées du jeune London sont inspirées des récits héroïques lus dans son enfance : la littérature précède et commande la carrière tumultueuse du jeune aventurier risque-tout. Ses livres sont les produits d'une authentique volonté créatrice.
Mais il faut être juste : London, mythographe de lui-même, n'a pas peu contribué à cette confusion. L'autodidacte, l'ange au corps d'athlète, l'écrivain-chercheur d'or, l'écrivain-navigateur, le reporter, le prophète de la révolution socialiste, le gentleman-farmer - les images qui composent le mythe sont largement une création de cet homme acharné à goûter de toutes les intensités que la vie peut offrir.
Revenir aux textes de Jack London et le rendre à la littérature, telle est l'ambition de ces volumes, enrichis de la totalité des illustrations et photographies des premières éditions américaines. Les traductions, nouvelles, s'efforcent de ne pas atténuer les étrangetés d'un style que l'écrivain a souvent déclaré s'être forgé sans autre maître que lui-même. Tous les genres que London a abordés sont représentés : le roman, le récit, le reportage, l'autobiographie. Une place importante a été faite à la nouvelle : on propose en tout quarante-sept proses brèves, et c'est peut-être par là qu'il faut commencer pour saisir ce que London demande à l'écriture de fiction.
Octobre 1899. Joseph Conrad redoute la stérilité : «Il n'y a rien à montrer finalement. Rien ! Rien ! Rien !» Il se croit guetté par le néant, alors qu'il n'écrit que des chefs-d'oeuvre. Six mois plus tôt, Au coeur des ténèbres a commencé de paraître en revue ; la rédaction de Lord Jim sera achevée l'année suivante ; Typhon suit de près. De quoi Conrad se méfie-t-il donc ? Des «obscures impulsions» de l'imagination. «Je veux considérer la réalité comme une chose rude et rugueuse sur laquelle je promène mes doigts. Rien de plus.» Il lutte pour rester à la surface, mais il a beau s'en défendre, les joyaux de son oeuvre viennent des profondeurs. Né en Ukraine polonaise, sous domination russe, puis «adopté par le génie de la langue» anglaise, Conrad sillonne les mers durant une vingtaine d'années. Il a trente-sept ans quand paraît son premier roman. Son oeuvre est impensable sans cette première vie passée à naviguer. Il s'est pourtant insurgé contre l'étiquette de «romancier de la mer» qu'on lui accolait. Ses navires sont surtout des dispositifs expérimentaux concentrant, dans un huis-clos en mouvement, les expériences humaines les plus aiguës. Fidèle au «plaisir de lire», on objecterait à bon droit que Conrad est malgré tout un romancier d'aventures. Il est vrai que ses personnages sont tantôt confrontés à des tempêtes formidables, tantôt à une «immobilité mortelle». ll leur arrive encore de trouver une mort brutale dans des contrées hostiles. Mais cela ne fait pas de l'oeuvre romanesque de Conrad un divertissement épique. Si l'héroïsme y est souvent introuvable, on y rencontre en revanche la trahison, l'enfer des âmes folles et l'impossible rachat. Sans oublier l'absurdité de la condition humaine. Au-delà de ses thèmes, la modernité de l'oeuvre de Conrad tient à l'extrême audace de la narration. Ses romans sont portés par des voix - celle de Marlow, bien sûr, mais ce n'est pas la seule -, et les récits sont savamment entrelacés, déjouant ainsi le piège des continuités arbitraires. Son oeuvre aussitôt traduite en France suscita l'engouement. Chose rare, La NRF lui consacre un numéro d'hommage quand, en 1924, il disparaît. L'année précédente, la même revue avait célébré Proust. Cest dire l'importance qu'avait déjà Conrad pour ses contemporains les plus avertis. Aujourd'hui plus que jamais, il est «l'un des nôtres». Depuis Le Nègre du «Narcisse» (1897), manifeste artistique dont l'ambition est de pouvoir justifier son «existence à chaque ligne», jusqu'au plus grand roman (ou «confession») de la dernière période, La Ligne d'ombre (1917), ce volume propose une traversée des trois décennies couvertes par son oeuvre. Chaque escale est indispensable. On regarde parfois vers la mer, parfois vers la terre, parfois dans les deux directions. L'intranquillité conradienne demeure inébranlable dans la tourmente. Bienheureux les lecteurs qui en feront leur boussole.
Au cours de l'été 1816 à la villa Diodati, au bord du Léman, Mary Shelley n'est pas la seule à engendrer une créature de papier monstrueuse. Le médecin de Lord Byron, Polidori, qui participe également au concours d'histoires macabres organisé par son employeur, fait entrer le vampire en littérature. Le Vampire est un texte fondateur qui apporte l'impulsion décisive permettant au genre gothique de donner naissance à l'une de ses modalités les plus spectaculaires : la littérature vampirique. Avant Polidori, le vampire était un vuIgaire revenant cantonné à la tradition folklorique et aux récits légendaires. En faisant de lui un personnage éminemment byronien - aristocratique, désenchanté, séduisant ténébreux -, il invente une figure canonique qui continue d'essaimer aujourd'hui.
Depuis le début du XIXe siècle, la littérature britannique palpitait au rythme de pulsions sanguinaires. Avec la relation ambiguë mais cruellement prédatrice qui unit la très destructrice Géraldine à l'héroïne éponyme de Christabel (1797 et 1800), Coleridge a préparé les sensibilités à une mise en discours explicite de la morsure infligée par un revenant. Robert Southey, dans un épisode de Thalaba (1801), puis Byron, à la faveur d'un passage du Giaour (1813), ont l'un et l'autre franchi un pas symbolique crucial en utilisant non seulement le concept mais le terme de «vampire». Christabel fait l'ouverture de ce volume, où l'on trouvera en appendice des extraits des deux poèmes séminaux de Southey et Byron.
Un autre jalon est posé par Sheridan Le Fanu et Carmilla (1872). Ouvertement saphique, cette nouvelle met en scène un vampire femelle qui envoûte sa proie. La séduction est, littéralement, effrayante, et la prédation létale fait écho aux pulsions sexuelles refoulées de la victime. Un autre écrivain irlandais, Bram Stoker, saura s'en souvenir vingt-cinq ans plus tard. On ne présente plus sa création, le comte Dracula, ce grand saigneur. Reste que les adaptations cinématographiques se sont par trop éloignées de l'oeuvre originelle, et qu'il est bon de revenir au texte de Stoker pour saisir tout ce que son roman a de subversif. Dans Dracula (1897), projection des ténèbres de notre propre nature, la vie et la mort tissent un entrelacs lugubre, et la répulsion et le désir s'entremêlent. Quelques mois plus tard, Florence Marryat publie Le Sang du vampire et propose une variante féminine et insolite du mythe. Née sous le coup d'une malédiction héréditaire, Harriet Brandt, métisse originaire des AntiIles, est douée d'une propension fatale à faire du mal à ceux dont elle s'entiche, et c'est avec gourmandise qu'elle apprécie ses semblables. Autour d'elle, les êtres qui succombent à son charme exotique finissent par succomber tout court, tant ses cajoleries ou ses étreintes épuisent leur vitalité et se révèlent mortelles. Par un glissement sémantique, la jeune fille innocente en mal d'affection vampirise ses proches, et pour ce faire n'a même pas besoin de faire couler le sang.
Tous les enfants inventent des histoires, et l'on sait le sérieux qu'ils mettent à leurs jeux. Plus rares sont ceux qui transforment les mondes imaginaires nés de ces jeux en univers littéraires patiemment élaborés. Et si cette élaboration est le fait de tous les membres d'une fratrie, il n'y a pas d'erreur possible : il s'agit des Brontë.
Depuis la mort de leur mère et de leurs soeurs aînées, Charlotte, Branwell, Emily et Anne sont cloîtrés au presbytère de Haworth. Seule fenêtre sur l'extérieur, la lecture : la Bible, les classiques, les journaux que reçoit leur père. Le jour où le révérend Brontë offre des soldats de bois à son fils, l'imagination des enfants se met en branle ; chacun s'empare d'un soldat, lui donne l'identité d'un héros (Wellington, Napoléon...), le proclame souverain d'une île. Puis les îles cédent la place à la confédération de Glasstown, qui deviendra Verdopolis, et au royaume d'Angria, sorte d'Afrique rêvée dont Charlotte et Branwell rédigent en alternance la chronique, en vers et en prose. Emily et Anne se consacrent à un autre monde, celui de Gondal et de Gaaldine, dont les seuls vestiges sont des poèmes. Les premiers textes des jeunes écrivains, âgés de dix à quatorze ans, sont marqués par les contes de fées et Les Mille et Une Nuits. Avec l'adolescence, après de nouvelles lectures (Byron, Scott) et sous l'influence de l'actualité, aventures épiques, guerres, intrigues politiques et amoureuses prennent le dessus.
C'est à vingt-trois ans que Charlotte fait, en une page admirable, ses adieux au monde d'Angria. Mais il transparaît encore dans Jane Eyre, écrit sept ans plus tard. Sitôt paru, le roman passe pour « un livre à faire galoper le pouls et battre le coeur et faire venir les larmes aux yeux » ; Thackeray, l'auteur de La Foire aux vanités, annonce qu'il est l'un des pleureurs. Le succès est immense. Charlotte voulait-elle montrer qu'une héroïne peut être attirante sans être belle ? Jane Eyre, c'est en quelque sorte le vilain petit canard réfugié chez Barbe-Bleue, avec lequel le sombre et séduisant Mr. Rochester a plus d'un point commun. La métamorphose de cette jeune femme passionnée, tiraillée entre les conventions victoriennes et son désir d'être l'égale de l'homme qu'elle aime, est le sujet du livre.
Outre une nouvelle traduction de Jane Eyre, ce volume propose un large choix d'écrits de jeunesse inédits en français. Le recueil de poèmes édité par les trois soeurs en 1846 est traduit pour la première fois dans son intégralité. Le talent de Branwell, longtemps éclipsé, se révèle au travers de la prose et des vers des juvenilia, et des poèmes parus de son vivant dans la presse du Yorkshire.
JANE EYRE précédé d'OEUVRES DE JEUNESSE (1826-1847) [2008]. Ce volume contient : Récits et poèmes (1826-1839) de Charlotte et Patrick Branwell Brontë ; Poèmes (1837-1848) d'Emily Brontë ; Alexander et Zenobia (1837) d'Anne Brontë ; Poèmes publiés (1841-1847) de Patrick Branwell Brontë ; Poèmes (1846) de Charlotte, Emily et Anne Brontë, et Jane Eyre (1847) de Charlotte Brontë.
Cette édition propose, dans des traductions pour la plupart nouvelles, tous les livres de fiction publiés par Woolf ou, pour Entre les actes, au lendemain de sa mort : dix romans, et un recueil de nouvelles, Lundi ou mardi, qui n'avait jamais été traduit dans notre langue en l'état. S'y ajoutent les nouvelles publiées par l'auteur mais jamais rassemblées par elle, ainsi qu'un large choix de nouvelles demeurées inédites de son vivant. Les nouvelles éparses qui présentent un lien génétique ou thématique avec un roman sont réunies dans une section Autour placée à la suite de ce roman. On trouvera ainsi, Autour de «Mrs. Dalloway», un ensemble de textes dans lequel Woolf voyait «un couloir menant de Mrs. Dalloway à un nouveau livre» ; ce «nouveau livre» sera un nouveau chef-d'oeuvre, Vers le Phare.
Romans et nouvelles, donc, mais ces termes ne s'emploient ici que par convention. Woolf en avait conscience : «Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer «roman». Un nouveau ... de Virginia Woolf. Mais quoi? Élégie?» L'élégie, qui a partie liée avec la mort, est une forme poétique, et le roman, chez Woolf, emprunte en effet à la poésie («Il aura une part de l'exaltation de la poésie»), aussi bien qu'à l'essai et au théâtre («Il sera dramatique»), jusqu'à un certain point («mais ce ne sera pas du théâtre»). Play-poem, «poème dramatique», qualifiera Les Vagues ; essay-novel, «roman-essai», désigne Les Années ; Flush et Orlando partagent la même indication de genre: a Biography, ce qui ne dit à peu près rien de ces deux livres, mais confirme qu'il faut ici renoncer aux catégories reçues et, plus largement, considérer d'un oeil neuf tout ce qui semblait définir le romanesque: «Le récit peut-être vacillera; l'intrigue peut-être s'écroulera; les personnages peut-être s'effondreront. Il sera peut-être nécessaire d'élargir l'idée que nous nous faisons du roman.» Élargir : rompre avec la continuité chronologique, en finir avec l'hégémonie de la représentation, faire du vécu subjectif de la conscience la véritable matière du roman. Woolf le reconnaissait, elle n'avait pas le don de la réalité: «J'immatérialise le propos...» Il s'agissait moins pour elle de bâtir des intrigues que d'isoler des «moments d'être», déchirures éclairantes dans l'obscur tissu d'une existence, témoignant «qu'une chose réelle existe derrière les apparences». «Je rends [cette chose] réelle en la mettant dans des mots. Ce sont mes mots et eux seuls qui lui donnent son intégrité; et cette intégrité signifie qu'elle a perdu le pouvoir de me faire souffrir.»
Jane Austen est aujourd'hui célèbre, en France comme ailleurs - même si, en France, on lit souvent ses oeuvres dans des versions qui sont des adaptations plutôt que des traductions. Face aux débordements sentimentaux des romans qu'affectionne son époque (et auxquels on assimile un peu trop légèrement les siens), elle se veut l'écrivain de la raison et cherche à prémunir le lecteur contre les errements d'un coeur livré à la seule pente de l'égoïsme. À ses portraits nuancés, elle ne donne pas pour fond les paysages tourmentés de romans gothiques (tournés en dérision dans L'Abbaye de Northanger), mais ceux, apparemment plus paisibles, d'une campagne anglaise qu'elle connaît de l'intérieur et dont elle révèle l'arrière-scène : ce monde de la bonne société rurale, où les jeunes filles doivent apprendre à diriger leurs sentiments pour atteindre au bonheur rêvé. Le choix d'un prétendant, les étapes menant au mariage forment l'intrigue principale de ses romans : l'occasion pour son regard aiguisé de mettre au jour bien des vérités - dans une langue d'une extraordinaire précision, que la présente traduction s'efforce de respecter dans tous ses détails.
Même si toutes ont une fin heureuse, les dix-huit «comédies» de Shakespeare ne répondent guère à la définition classique du genre. On peut distinguer dans leur chronologie trois phases, que recouperont à peu près les trois tomes de cette édition.
La première phase, «maniériste», qui fait l'objet du présent volume, met l'éblouissante machinerie verbale du jeu de mots au service d'une esthétique de la surprise renversant tous les codes de l'amour pétrarquiste. Dans la deuxième, plus «baroque», l'ambiguïté verbale s'épanouira : c'est le triomphe des bouffons «corrupteurs de mots» (Feste dans La Nuit des rois, Pierre de Touche dans Comme il vous plaira) ; la mélancolie s'insinue cependant, et la duplicité des apparences (jumeaux, femmes déguisées en adolescents), déjà présente dans les oeuvres de la première période, se teinte d'un trouble plus prononcé ou évolue vers l'hypocrisie (Mesure pour mesure). La troisième période, celle des comédies «romanesques» (Le Conte d'hiver, Cymbeline, La Tempête...), se caractérisera par la complexité des intrigues, la multiplicité des personnages et l'opacité du «mystère» central qui les occupe ; leur esthétique de l'émerveillement coïncide avec la création des théâtres à machines.
De La Comédie des erreurs et du Dressage de la rebelle (La Mégère apprivoisée), imitées de Plaute et teintées de commedia dell'arte, au Marchand de Venise, qui mêle une comédie urbaine et cruelle à une intrigue galante et sentimentale, en passant par les désopilantes métamorphoses ovidiennes et la poésie féerique du Songe d'une nuit d'été ou par les jeux de langage en cascade - traits d'esprit affutés ou impropriétés cocasses - qui font toute la matière de Peines d'amour perdues, les pièces réunies dans ce premier volume reflètent la multiplicité des facettes d'une écriture toujours pleine d'insolence et d'alacrité.
En leur temps, les romans de Charlotte, Emily et Anne Brontë ont choqué le public et révolutionné le genre romanesque anglais. Un siècle et demi après la mort des Brontë, il y avait place pour une édition réunissant un ensemble de textes qui, sans prétendre constituer des oeuvres complètes, offre au lecteur français, dans une traduction nouvelle, l'intégralité des grands textes et un choix représentatif des écrits de jeunesse. Le présent volume (l'édition en comptera trois) comprend les premiers romans rédigés à l'âge adulte par chacune des trois soeurs : Wuthering Heights, d'Emily, Agnes Grey, d'Anne, et Le Professeur, de Charlotte. Ces trois romans furent proposés conjointement pendant plus d'un an à divers éditeurs. C'est en quelque sorte ce «manuscrit» originel que nous reconstituons ici, pour la première fois, car seuls les romans d'Emily et d'Anne seront publiés en décembre 1847, Le Professeur paraissant posthume dix ans plus tard. À ces trois oeuvres vient s'ajouter le second roman d'Anne, La Locataire de Wildfell Hall, souvent considéré comme une réponse à Wuthering Heights.
Un seul roman : il n'en faut pas plus à Horace Walpole pour conduire la sensibilité romanesque de son temps sur de nouvelles voies. Le Château d'Otrante (1764) inaugure le genre du récit gothique, où le passé tient le présent à la gorge et où un Moyen Âge angoissant empiète sur les Lumières. La mixité générique de ce livre fondateur, où le sublime coexiste avec le grotesque en vertu d'un hiatus emprunté à Shakespeare, va essaimer pendant près d'un siècle. Les romanciers gothiques anglais tirent parti de la passion la plus invasive et la mieux ancrée dans la psyché : la peur. Macabres et spectaculaires, situées au coeur de demeures hantées ou de souterrains parsemés d'ossements, leurs histoires doivent produire des émotions extrêmes, en premier lieu la terreur et la pitié. Confronté à la noirceur d'âme de «héros» monomaniaques et déviants prêts à briser tous les tabous (inceste, matricide, viol), le lecteur va de frayeur en horreur avant de compatir aux malheurs des victimes - de sexe féminin pour la plupart. En 1796, Le Moine de M. G. Lewis atteint les sommets en matière de sensationnalisme, avec une forte dimension érotique et mortifère qui fit beaucoup pour le succès de ce roman, toujours actif aujourd'hui. En 1818, la jeune Mary Shelley parachève cette tradition en donnant naissance à une créature monstrueuse qui se nourrit des mythes de Prométhée et de Faust. Elle met en discours un concept inouï : l'assemblage, à partir de morceaux de chair morte, d'un être humain, par le docteur Victor Frankenstein, qui fait fi de la sexualité et de la reproduction biologique. Féconde invention...
Ce volume contient, dans de nouvelles traductions, non seulement les deux chefs-d'oeuvre qui figurent au titre, mais aussi des ouvrages moins connus : deux récits de voyage, une recueil de nouvelles (Les Nouvelles Mille et Une Nuits), un romance (Le Prince Othon) et un roman à découvrir, Le Dynamiteur.
C'est à la naissance d'un maître dans l'art du romance que l'on assiste ici. Stevenson tourne le dos à toute forme de réalisme et de naturalisme : «C'est quand on est incapable d'écrire Macbeth qu'on écrit Thérèse Raquin. [...] le grand homme crée la beauté, la terreur, le rire, là où le petit homme remplace la beauté par la psychologie, la terreur par la laideur, et le rire par la blague.» Ce que trahissent de tels propos, c'est bien la conception d'un art dont le but n'est pas de «faire concurrence à la vie». «Ce que fait l'homme, dans le raisonnement comme dans la création, c'est de fermer les yeux à demi sur la réalité qui l'éblouit [...] pour contempler une certaine abstraction de l'imaginaire.» Un art qui puise dans le réel, certes, mais en respectant son opacité : Stevenson laisse au monde son secret ; la narration cède le pas à la poésie, qui tente de hisser la réalité au niveau du mythe.
«Commencées dans l'agitation, les comédies se terminent dans le calme, contrairement aux tragédies qui, commencées dans le calme, finissent en tempête.» La formule est du dramaturge Thomas Heywood, elle date de 1612 et a le mérite de la simplicité. Mais c'est aussi sa limite, le genre «comédie», si c'en est un, étant quant à lui plutôt complexe. Shakespeare a écrit dix-huit pièces ainsi désignées, et ce qu'ont en commun La Comédie des erreurs (1590-93) et La Tempête (1611) ne saute pas aux yeux. Reste qu'il est possible d'identifier dans cet ensemble trois phases, que recoupent à peu près les trois volumes de la Pléiade.
Après une première époque (1590-1598 ; t. I) qualifiée de «maniériste» et au cours de laquelle Shakespeare renverse les codes de l'amour pétrarquiste, c'est plus que jamais le sentiment amoureux qui confère leur (problématique) unité aux comédies écrites entre 1598 et 1604-06 (t. II). Il irrigue toutes les intrigues, des plus désopilantes aux plus romantiques, et s'accommode de toutes les modalités du comique. Comique énorme des Joyeuses Épouses de Windsor, «comédie sans comique» à l'autre bout du spectre : Tout est bien qui finit bien finit bien, mais contre toute attente. Entre ces deux extrêmes se déploient les «comédies brillantes». Jouant de la duplicité des apparences (trompe-l'oeil et anamorphoses sont alors en vogue), irrésistiblement séduisantes, elles mettent en scène le miroitement et les intermittences des coeurs.
La dernière phase (1607-1613 ; t. III) réunit des pièces traitées de tous les noms : romances (drames romanesques), «comédies du renouveau», pièces «bâtardes», «tragi-comédies» - ni comédies, car la mort rôde, ni tragédies, car on n'y meurt pas assez. (Il ne manque en somme à ce chapelet de qualificatifs que la «tragédie comico-historico-pastorale» imaginée par Polonius dans Hamlet.) C'est le temps des harmonies paradoxales : s'y accordent le comique et l'odieux, le rire et la peur, les danses et les funérailles. La joie des héros du Conte d'hiver «patauge dans les larmes», la tristesse du Palamon des Deux Nobles Cousins «est une sorte de joie composite».
Les intrigues de ces dernières pièces sont complexes. Strange est le mot qui, d'écho en écho, les traverse toutes. Les contrées sont inconnues, les rebondissements inattendus, les apparitions déconcertantes. Le merveilleux règne sans partage sur l'île enchantée de La Tempête. Puis «ce spectacle insubstantiel» s'évanouit ; Prospéro et ses semblables étaient «de l'étoffe dont les rêves sont faits». Les dernières comédies mettent en lumière le paradoxe de leur art : éphémères productions d'insaisissables rêveries, invraisemblables «histoires d'autrefois», elles pourraient ne pas nous concerner, et pourtant nous habitent.
C'est avec elles que s'achève la publication de l'édition bilingue du théâtre de Shakespeare à la Pléiade.
Coffret de deux volumes vendus ensemble, réunissant des réimpressions récentes des premières éditions (1954, 1958).
Dickens est un poète. Il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le réel. [...] Son imagination est si vive, qu'elle entraîne tout avec elle dans la voie qu'elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s'il est triste, il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu'aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions, il s'emporte jusqu'aux plus étranges bizarreries ; il touche à l'affectation, et pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle produit d'elle-même, et sans choc violent, des sons qu'on n'entend point ailleurs.
Hippolyte Taine, 1856.
«Il n'est peut-être pas le plus grand, mais l'un des plus grands. Il peut encore défendre son titre de champion du monde, et je ne vois personne, dans la génération actuelle, qui puisse le lui ravir. Il est notre Byron, le héros couvert de gloire, couvert de femmes, couvert d'argent... Nous ne sommes pas les derniers, en France, à l'avoir aimé. Nous avions des raisons pour cela. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, nous avions accueilli un jeune Américain pauvre et déjà père de famille, qui se promenait dans nos rues et le long de notre fleuve, s'arrêtait dans nos bistrots pour y boire notre vin et écrivait dans des cahiers d'écolier des histoires de soldats et de chasseurs. Il allait au Musée du Luxembourg pour apprendre de nos peintres, M. Cézanne et M. Degas, à dire la chose vraie. À Paris, Hemingway a vécu, aimé, écrit. Il n'a pas oublié sa dette envers notre ville et il lui a élevé un temple dédié au souvenir et au bonheur enfui : Paris est une fête. On trouvera ce texte dans le premier volume des Oeuvres complètes de Hemingway. On y trouvera aussi Le Soleil se lève aussi, d'un accent si neuf, si souvent imité depuis, et L'Adieu aux armes qui demeure, comme l'a dit Malraux, le plus beau roman d'amour de la littérature moderne. La qualité des traductions de ces textes, dues à M. E. Coindreau, n'est plus à louer. On trouvera enfin, avec les nouvelles charmantes du cycle de Nick Adams qui nous donnent un portrait de l'auteur à dix-huit ans, quand il chassait et pêchait dans les forêts du Michigan, paradis perdu de son enfance, un texte jusqu'alors inédit en français : Torrents de printemps, amusante satire de certains maîtres que l'écrivain avait admirés et qu'il pastichait : ainsi un jeune homme qui pressent son génie signifie à ceux à qui il doit le plus son désir d'émancipation : c'est Barrès devant Renan, Montherlant devant Barrès, Hemingway devant Sherwood Anderson... Hemingway est le premier écrivain étranger contemporain à figurer dans le Panthéon de la Pléiade. Un jour, il faudra qu'une plaque soit apposée au coin de l'une de ces petites rues de la Montagne Sainte-Geneviève qu'Ernest Hemingway, romancier américain, 1899-1961, a si souvent parcourues. En attendant cet hommage municipal, voici un petit monument fait de papier bible, d'encre, de cuir et de colle, auquel les meilleurs esprits et les meilleurs ouvriers ont collaboré - le plus beau monument qu'un écrivain puisse souhaiter.» Michel Mohrt, 1966.
Cette édition propose, dans des traductions pour la plupart nouvelles, tous les livres de fiction publiés par Woolf ou, pour Entre les actes, au lendemain de sa mort : dix romans, et un recueil de nouvelles, Lundi ou mardi, qui n'avait jamais été traduit dans notre langue en l'état. S'y ajoutent les nouvelles publiées par l'auteur mais jamais rassemblées par elle, ainsi qu'un large choix de nouvelles demeurées inédites de son vivant. Les nouvelles éparses qui présentent un lien génétique ou thématique avec un roman sont réunies dans une section Autour placée à la suite de ce roman. On trouvera ainsi, Autour de «Mrs. Dalloway», un ensemble de textes dans lequel Woolf voyait «un couloir menant de Mrs. Dalloway à un nouveau livre» ; ce «nouveau livre» sera un nouveau chef-d'oeuvre, Vers le Phare.
Romans et nouvelles, donc, mais ces termes ne s'emploient ici que par convention. Woolf en avait conscience : «Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer «roman». Un nouveau ... de Virginia Woolf. Mais quoi? Élégie?» L'élégie, qui a partie liée avec la mort, est une forme poétique, et le roman, chez Woolf, emprunte en effet à la poésie («Il aura une part de l'exaltation de la poésie»), aussi bien qu'à l'essai et au théâtre («Il sera dramatique»), jusqu'à un certain point («mais ce ne sera pas du théâtre»). Play-poem, «poème dramatique», qualifiera Les Vagues ; essay-novel, «roman-essai», désigne Les Années ; Flush et Orlando partagent la même indication de genre: a Biography, ce qui ne dit à peu près rien de ces deux livres, mais confirme qu'il faut ici renoncer aux catégories reçues et, plus largement, considérer d'un oeil neuf tout ce qui semblait définir le romanesque: «Le récit peut-être vacillera; l'intrigue peut-être s'écroulera; les personnages peut-être s'effondreront. Il sera peut-être nécessaire d'élargir l'idée que nous nous faisons du roman.» Élargir : rompre avec la continuité chronologique, en finir avec l'hégémonie de la représentation, faire du vécu subjectif de la conscience la véritable matière du roman. Woolf le reconnaissait, elle n'avait pas le don de la réalité: «J'immatérialise le propos...» Il s'agissait moins pour elle de bâtir des intrigues que d'isoler des «moments d'être», déchirures éclairantes dans l'obscur tissu d'une existence, témoignant «qu'une chose réelle existe derrière les apparences». «Je rends [cette chose] réelle en la mettant dans des mots. Ce sont mes mots et eux seuls qui lui donnent son intégrité; et cette intégrité signifie qu'elle a perdu le pouvoir de me faire souffrir.»
«L'Oeuvre de Faulkner nous apparaît avant tout comme organique et réflexif : Organique : malgré les apparences imposantes du monument, nul oeuvre n'est moins préconçu que celui-ci, du moins au principe. Une fois plongées profondément ses racines, planté le décor et campés la plupart des personnages, l'oeuvre croît par poussées et rejets, greffes et reprises, explorations successives et réorientations. [...] Mais cette croissance est contrôlée et on y discerne vite une ligne directrice. S'il nous fallait à tout prix exprimer la figure que dessine cet oeuvre qui constamment se cherche et revient sur lui-même pour s'élever à nouveau, c'est celle de la spirale que nous choisirions. [...] Réflexif, aussi : il y a chez Faulkner, à un haut degré d'acuité, une conscience quasi-mallarméenne de l'oeuvre. D'une façon ou d'une autre, chaque livre dit qu'il est un acte délibéré constituant une étape dans le déroulement d'un drame qui a nom l'Oeuvre même. À cet égard, aucun roman n'est plus révélateur que Tandis que j'agonise.» Michel Gresset.
La recherche de climats plus cléments pour sa santé fragile pousse Stevenson à s'installer en 1890 dans l'archipel des Samoa, sur l'île d'Upolu. En achetant le domaine de Vailima, il devient propriétaire terrien et chef de clan. Mais il est plus que jamais écrivain. Galvanisé par son exil thérapeutique, Tusitala, le «raconteur d'histoires» (tel est le nom que lui donnent les Samoans), multiplie les projets. Paraît un recueil de trois nouvelles, Veillées des îles. Apparemment fort composite - «La Plage de Falesá» est une fiction polynésienne, «Le Diable dans la bouteille» une version inversée du mythe de Faust, «L'Île aux voix» dérive d'une légende hawaïenne -, il révèle en réalité des textes majeurs et, avec «La Plage de Falesá», un véritable chef-d'oeuvre, qui scandalisa les lecteurs victoriens. Le Stevenson des mers du Sud récuse tout exotisme : «ces îles, il les montre pour ce qu'elles sont, rincées de leurs apparences paradisiaques, nettoyées jusqu'à l'os des mirages qui s'y attachaient encore : l'île sans l'idylle» (Marc Porée). Roman «proto-conradien», dans lequel le trouble Attwater semble annoncer le Kurtz d'Au coeur des ténèbres, Le Creux de la vague (The Ebb-Tide) s'inscrit dans la même ligne. Les lecteurs du XXle siècle seront sensibles à la réflexion sur le colonialisme anglo-saxon qui traverse ces textes.
Pendant les deux dernières années de sa vie, Stevenson ne compose pas moins de quatre romans. La veine écossaise n'est pas négligée. Sept ans après Enlevé! paraît une nouvelle aventure de David Balfour : Catriona. Sur fond de nationalisme écossais, le coeur du jeune David balance entre la volcanique Catriona, fille du clan MacGregor, et une Hanovrienne piquante, Barbara Grant. Situation bien connue des lecteurs de Waverley, le premier roman de Walter Scott. On retrouve l' influence de ce dernier dans Saint-Yves, roman historique échevelé, abandonné après trente chapitres ; ces aventures d'un soldat de Napoléon retenu prisonnier au château d'Édimbourg seront complétées par Arthur Quiller-Couch, dont on trouvera ici, en appendice, les six chapitres conclusifs. Catriona et Saint-Yves sont contemporains de l'engagement de Stevenson auprès des rois de Samoa, qui lui rappelaient les chefs de clan des hautes terres d'Écosse : «Entre le passé et le présent, le lointain et le proche, l'histoire et la fiction, le chassé-croisé est constant, et les frontières tombent» (M. Porée).
Stevenson meurt à Vailima le 3 décembre 1894 ; il avait quarante-quatre ans. Il aurait encore travaillé à son dernier roman le matin de sa mort. Mais Hermiston restera inachevé. La violente histoire d'Adam Weir, le «juge pendeur», et de son fils Archie, qui s'oppose à la peine de mort, «devrait provoquer ou bien des ronflements ou bien une tornade», estimait l'écrivain. Ce que l'on a conservé de ce qui aurait été son ultime chef-d'oeuvre donne à penser que la seconde hypothèse était la bonne.