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Revue Europe n.1147-1148 : Laurence Sterne
Collectif
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- 31 Octobre 2024
- 9782351501412
Avec La Vie et les Opinions de Tristram Shandy et Voyage sentimental en France et en Italie, Laurence Sterne (1713-1768) s'est imposé comme un romancier dont l'importance a été très tôt reconnue, dépassant les frontières des genres comme celles des pays et des langues. Son empreinte se décèle dans la littérature française, depuis Diderot, Balzac ou Stendhal jusqu'au roman contemporain, comme dans toute la littérature européenne, de Gogol à James Joyce et Italo Calvino. Goethe, qui n'a jamais cessé de le lire jusqu'au soir de sa vie, voyait dans l'écrivain anglais « le plus bel esprit qui ait jamais existé », admirant son humour inimitable et sa sagacité sans limites. « Qui le lit se sent aussitôt libre et heureux », concluait-il. Dans Humain trop humain, Nietzsche renchérissait, reconnaissant en lui « l'écrivain le plus libre de tous les temps, au regard duquel tous les autres paraissent raides, épais, intolérants et rustres ». L'univers romanesque de Sterne est en effet animé d'une pulsion vitale, où le rire et la joie sont des vertus cardinales, où l'exubérance se traduit par une inventivité narrative et linguistique de tous les instants. Dans Tristram Shandy, véritable roman encyclopédique renouant avec l'esprit de Rabelais et de Cervantès, comme dans le Voyage sentimental, Sterne articule la dimension orale du texte avec la matérialité de l'écriture. Doté d'un tempérament mercuriel, tantôt grave tantôt souriant, ou les deux en même temps, il n'est pas un adepte de la ligne droite et des symétries rigides, préférant le jeu aventureux des interactions imprévisibles et la floraison incessante des digressions. Sans jamais se départir d'une fine ironie, son oeuvre ouvre la voie à un courant romanesque qui privilégie l'expérimentation et le paradoxe. « Auteur le plus souple qui soit - observait encore Nietzsche - il communique à son lecteur quelque chose de cette souplesse ». Tout bien considéré, Sterne est par excellence un écrivain que l'on peut dire contagieux...
Textes de Alexis Tadié, Enrique Vila-Matas, Giorgio Manganelli, Gabriel Josipovici, Pierre Labrune, Virginia Woolf, Sylvie Kleiman-Lafon, Madeleine Descargues-Grant, Jean-Baptiste Para, Mary Newbould, Anne Bandry-Scubbi, Michel Delon, Mariana Teixeira Marques-Pujol, Cécile Baufils. -
Revue Europe n.1145-1146 : Jean Follain ; Robert Ganzo
Collectif
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- 29 Août 2024
- 9782351501405
JEAN FOLLAIN
Si l'importance d'un poète se mesure à la singularité, à l'originalité de sa langue, de son style, de sa voix, Jean Follain (1903-1971) est sans aucun doute l'un des poètes majeurs du XXe siècle. Ami des plus grands - Max Jacob, Pierre Reverdy, Jean Tardieu ou Guillevic, entre autres - et leur égal, Follain s'est tenu toute sa vie à l'écart des écoles et mouvements qui fleurirent à son époque. Sans afféterie, sans jamais céder à la tentation du lyrisme, il a su rendre compte de ses observations les plus subtiles, toujours avec le mot juste, la formule exacte, et « c'est de cette précision lexicale qu'il faisait l'épaisseur même de sa poésie », affirmait André Dhôtel. Chantre du concret, il sut comme personne ressusciter le passé, évoquer les réalités que leur apparente banalité semblait rendre insaisissables. Comme chez de nombreux poètes, mais de façon sans doute plus centrale, l'expérience de l'enfance fut décisive chez Jean Follain. Il en garda toute sa vie une double aptitude : savoir déceler le merveilleux dans la réalité la plus quotidienne et savoir accepter comme une évidence ce merveilleux de l'existence ordinaire. Fasciné par le sacré, et autant par les rites grâce auxquels les hommes ont coutume d'y répondre, c'est au sein même d'une immanence radicale qu'il se tient toujours. L'existence lui est un champ d'investigation assez vaste ; la mémoire et l'observation lui suffisent. Car elles lui donnent - et à nous qui le lisons - des aperçus d'une singulière acuité sur l'humaine condition tout entière. « Follain ou le poète de l'instant - mais d'un instant qu'il éternise », écrivait Marcel Arland, saisissant peut-être par ces mots l'un des secrets de cette oeuvre immense et singulière.
ROBERT GANZO
Robert Ganzo était un poète d'une espèce rare. Né à Caracas en 1898, tout enfant il vint en Europe avec ses parents. En 1921, il choisissait délibérément la France comme patrie poétique pour y vivre et pour y devenir un poète de langue française remarquable et remarqué. Il gagna sa vie dans les livres, ouvrit étal de bouquiniste puis boutique de libraire à l'enseigne de « Ce vice impuni » dont Valery Larbaud préfaça le premier catalogue. D'Orénoque (1937) à Lespugue (1940) et de Langage (1947) à Résurgences (1954), son oeuvre poétique, dont l'essentiel tient dans un mince volume, contient quelques-uns des plus beaux fleurons de la poésie contemporaine. -
Revue Europe n.1137-1138 : Emily Dickinson
Collectif
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- 4 Janvier 2024
- 9782351501344
« Je suis Personne », écrivait Emily Dickinson (1830-1886), reprenant à son compte le mot d'Ulysse. On serait presque tenté de la croire, tant son existence aura été banale, dépourvue de toute péripétie. De son vivant, elle ne publia que dix poèmes, qui passèrent inaperçus. La recluse volontaire d'Amherst (Massachusetts) ne fut pas même une autrice exceptionnellement précoce. Le plus ancien poème d'elle qui nous soit parvenu date de sa vingtième année. Rien de significatif, semble-t-il, rien qui donne prise sur son oeuvre dans cette existence menée dans une solitude existentielle que la poésie seule transfigura. Et quelle poésie ! Car cette femme discrète, effacée, bâtit une oeuvre considérable, immense, dont les résonances ne cessent de s'affirmer et de s'étendre. Nombreux sont les poèmes - ou au moins les vers - qui sont passés dans la culture populaire états-unienne et même universelle.
Rien de secret donc chez celle qui est généralement considérée comme la fondatrice - avec Walt Whitman - de la poésie moderne anglophone. Ce qui n'empêche pas que tout, dans son oeuvre, ait sa part d'insondable mystère. Un mystère qui se confond avec ceux de l'univers aussi bien que de l'existence humaine. De l'héritage romantique, elle avait gardé une confiance dans la capacité de la poésie à se confronter efficacement aux apories de la foi traditionnelle. Le moi et le monde, saisis par un esprit subtil et une langue d'une étonnante richesse, se dévoilent, révèlent leurs secrets les plus intimes. La confrontation de l'éphémère et du pérenne, en particulier, est au coeur de nombre de ses poèmes, souvent avec une lucidité sans complaisance. « J'aime mieux me souvenir d'un Couchant / Que jouir d'une Aurore », écrivait Emily Dickinson. À la lecture des textes réunis dans ce numéro d'Europe, on constatera pourtant que l'oeuvre admirable de cette figure décisive de notre modernité annonçait la poésie qui suivit. Et celle qui viendra, sans aucun doute.
Textes de Pierre Vinclair, François Heusbourg, Edward Sapir, Adrienne Rich, Laurent Albarracin, Françoise Delphy, Richard Wilbur, Cécile Roudeau, Guillaume Condello, Antoine Cazé, Stéphane Bouquet, Aurélie Foglia, Andrew Zawacki, Patrick Reumaux, Isabelle Garron, Liliane Giraudon, Murièle Camac, Victor Rassov. -
Revue Europe n.1142-1144 : Pierre Morhange / Marie-Claire Bancquart
Collectif
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- 6 Juin 2024
- 9782351501382
Pierre Morhange (1901-1971) est un poète considérable dont il ne subsiste plus qu'une légende parmi les jeunes générations. Non pas un poète maudit, mais un poète à l'écart, étrangement et scandaleusement occulté. Son oeuvre est devenue pour une large part introuvable. Pourtant, à qui n'aurait pas lu La vie est unique (1933) ou Le Sentiment lui-même (1966), il manquerait l'un des maillons du langage et de la poésie de notre temps. Avant même de se révéler comme poète, Pierre Morhange fut dans sa jeunesse l'animateur de revues importantes : Philosophies (1924-1925), L'Esprit (1926-1927) et La Revue marxiste (1929). Il eut alors pour compagnons Norbert Guterman, Georges Politzer, Henri Lefebvre, Georges Friedmann et Paul Nizan. Révoqué de son poste de professeur de philosophie sous Vichy, frappé par la censure, traqué par la Gestapo, il entra dans la Résistance et vécut dans l'illégalité. En son temps, Paul Éluard avait salué la poésie de Pierre Morhange en laquelle il voyait « l'une des clés de l'avenir ». C'est une poésie qui ne ressemble à nulle autre. À la fois âpre et nue, tendre et blessée, elle nous atteint avec la force d'un heurt physique. Une ironie aiguë s'y cache, mais aussi le rêve puissant d'un écorché vif qui reste fier et digne, livrant à peine le secret de l'infinie douceur de son amour. « Chaque livre de Morhange rend ses lecteurs furieux, heureux, sages et fous, modestes et remplis soudainement d'une ambition, d'un enthousiasme lyrique et politique dépassant toute cause », écrivait naguère Franck Venaille. Le temps est venu de rendre sa place à Pierre Morhange, au premier rang.
Pour Marie-Claire Bancquart (1932-2019), la poésie ne peut être ni pur jeu verbal ni lyrisme débordant. Chez elle, l'exigence formelle ne connaît pas de relâche. Cela sans doute parce qu'une telle exigence n'est pas dissociable d'une recherche de justesse (et si l'on veut de justice) : l'obsession de la mort, la révolte et le refus, l'amour de la vie confronté au malaise de vivre, l'exploration de l'intime étrangeté du corps, le désir de rejoindre les grandes circulations élémentaires, l'amour, les amitiés et la douleur de devoir les perdre un jour, la caresse, la tendresse pour une herbe minuscule, le moindre animal, l'écoute de la simplicité quotidienne, le questionnement et l'inquiétude inapaisée - tous ces « passages » si caractéristiques de l'oeuvre accompagnent la quête, par les mots, d'un lieu habitable ici et maintenant. Lieu habitable qui est aussi un lieu juste où l'humain ne domine plus mais co-existe, compatit dans l'impermanence et l'inquiétude du vivant. -
Il faut un talent hors du commun pour se relever des critiques acides des fondateurs de notre modernité : Flaubert, Baudelaire et Rimbaud. Alfred de Musset (1810-1857) aura connu ce triple anathème et cependant n'a jamais quitté les rayons des bibliothèques et les scènes de théâtre. C'est que parallèlement à ces attaques, d'autres écrivains et d'autres critiques ont admiré Musset, au premier rang desquels Edmond Rostand. Si certains auteurs de sa génération n'ont pas toujours été tendres pour lui - Sainte-Beuve qui affirmait : « Alfred de Musset est le caprice d'une époque blasée et libertine » - sa destinée posthume aura été singulière. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le jeune homme libertin, mal pensant, le plus ardent sans doute et le plus roué des romantiques est devenu, après être passé par le crible douteux d'une lecture bourgeoise, à la fois le Poète et le Musset des familles. Ce paradoxe n'en finit pas de nous questionner.
Musset a été rejeté par les Modernes parce qu'une partie de son oeuvre cadrait sans doute trop bien avec le personnage, parce que la subjectivité poussée à l'extrême confinait au narcissisme littéraire. Pourtant de nombreux auteurs du XXe siècle, et parmi les plus grands, de Cocteau à Soupault et d'Aragon à Guillevic, l'ont lu avec passion et ont affirmé une dette qui devrait nous inciter à réévaluer l'héritage laissé par « l'Enfant du siècle ». D'autant que l'on ne peut que constater aujourd'hui l'intempestive actualité de Musset. On continue à le jouer régulièrement sur nos scènes. Et sa fortune dans le domaine du théâtre, loin de s'estomper, ne fait que s'affirmer et se confirmer, saison après saison. Si sa poésie, et surtout sa prose, ne bénéficient pas toujours de la considération qu'elles mériteraient, le présent dossier montre à quel point elles sont riches, vivaces, fécondes.
Celui en qui Heinrich Heine voyait « un jeune homme de beaucoup de passé » est aussi un auteur d'avenir. Des jeunes gens et jeunes filles d'aujourd'hui le lisent et s'en délectent. Musset qui fut l'enfant de son siècle, qui en subit le mal et le formula, est devenu le compagnon des enfants du nôtre et l'un des emblèmes du romantisme français.
Par Sylvain Ledda, Olivier Barbarant, Aragon, Caroline Legrand, Jennifer Decker, Christian Gonon, Florence Naugrette, Valentina Ponzetto, Anne-Claire Marpeau, Éric Vigner, Esther Pinon, Frank Lestringant, Michel Besnier, Thierry Roger, Aurélie Foglia, Camille Trucart, Carla Aigbede, Clementine Gheerraert. -
Revue Europe n.1139 : Anne-Marie Albiach / Louis Zukofsky
Collectif
- Revue Europe
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- 29 Février 2024
- 9782351501351
Anne-Marie Albiach.
On a pu dire d'Anne-Marie Albiach (1937-2012) qu'elle était une figure à la fois cardinale et secrète de la poésie française contemporaine. Son oeuvre singulière nous confronte au paradoxe d'un lyrisme non lyrique. Un lyrisme dont la vibration resterait souterraine, comme si son impulsion même interrompait tout essor effusif. La poésie d'Anne-Marie Albiach est hantée par un désir de dépouillement, de nudité, mais travaillée aussi par une théâtralité violente, une démesure et un excès qui lui sont propres. Si le poème aspire à révéler « le côté physique du souffle, de la voix et de la syntaxe », confiait-elle dans un entretien, c'est toujours « en rapport avec une musique mémorielle obsessionnelle, un opéra permanent occulté ». Tout en proposant un riche faisceau de regards sur l'oeuvre d'Anne-Marie Albiach, ce cahier d'Europe nous offre des inédits importants, qu'il s'agisse de Carnets qui relèvent du journal intime tout autant que de l'atelier de création, ou de lettres de poètes et d'écrivains retrouvées dans ses archives.
Dossier coordonné par Serge Linarès, Anne-Christine Royère.
Louis Zukofsky.
Né à New York dans une famille juive d'origine lituanienne, Louis Zukofsky a baigné dans la langue yiddish pendant son enfance et c'est dans cet idiome qu'il a d'abord découvert les oeuvres de Shakespeare, de Tolstoï ou d'Eschyle. Plus tard il sera profondément marqué par ses lectures de Marx et de Spinoza, par le cinéma d'Eisenstein ainsi que par la musique de Bach dont il transposa en poésie l'art de la fugue et du contrepoint. C'est avec l'appui d'Ezra Pound que Zukofsky fit ses débuts en 1927 et qu'il dirigea en 1931 un numéro de la prestigieuse revue Poetry placé à l'enseigne de l'Objectivisme. Révélant des poètes alors inconnus, George Oppen, Charles Reznikoff, Carl Rakosi et Zukofsky lui-même, cette publication marqua l'émergence d'une nouvelle génération moderniste. Dans l'audacieux parcours créatif de Zukofsky, une oeuvre fascinante et titanesque se détache, sobrement intitulée « A », comme à l'antipode alphabétique de l'initiale du nom de son auteur. Zukofsky travailla de 1928 à 1974 à ce livre considérable qui tient à la fois d'une épopée du 20e siècle, du chant d'amour, du manifeste, tout en s'ouvrant à une extraordinaire diversité de thèmes et de formes poétiques. « Si quelque chose a un sens, disait Zukofsky, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n'aurait guère de présent. ».
Dossier coordonné par Abigail Lang. -
Revue Europe n.1128 : Shakespeare
François Laroque
- Revue Europe
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- 6 Avril 2023
- 9782351501283
C'est en 1623, sept ans après la mort de Shakespeare, que fut publié en Angleterre le fameux infolio - plus familièrement appelé « Premier Folio » - sans lequel nous ne disposerions que d'une partie de l'oeuvre de ce prodigieux dramaturge.
Grâce à deux acteurs de sa compagnie, John Heminges et Henry Condell, de nombreuses pièces telles que Macbeth, Le Conte d'hiver ou La Tempête furent ainsi sauvées de l'oubli.
Le quatrième centenaire de cet événement est l'occasion de faire le point sur Shakespeare et les recherches fécondes qui lui sont consacrées en ce début de XXIe siècle. Qu'il s'agisse de son théâtre ou de sa poésie, de la question centrale de la traduction de ses oeuvres, de leur mise en scène ou de leur adaptation à l'écran ou à l'opéra, de thèmes en résonance avec l'actualité comme ceux de l'environnement ou de la représentation des femmes, de la présence de la science dans le corpus théâtral, des rapports à la fois subtils et complexes que Shakespeare pouvait entretenir avec l'épineuse question de la religion, ce numéro d'Europe ouvre de multiples perspectives.
Tout en resituant Shakespeare dans son époque turbulente et passionnée, il explore des aspects captivants de l'édition de ses oeuvres et de leur réception par les lecteurs et le public à travers les siècles. Il montre aussi à quel point son théâtre a été précurseur de l'idée européenne, aussi bien sur le plan physique, par le truchement des compagnies ambulantes d'acteurs anglaisvenant jouer sur le continent, que sur le plan intellectuel.
Comme l'observait Henri Fluchère, toute quête que l'on fait dans l'oeuvre de ce magicien de la scène et de la langue apporte sa récompense, sous la forme d'un surcroît de lucidité : « Qu'estce que l'intelligence critique, après tout, sinon la faculté de découvrir des rapports nouveaux entre l'oeuvre et nousmêmes ? Il est réconfortant de penser que l'oeuvre de Shakespeare, sollicitée de toutes parts, a toujours de nouvelles réponses à nous faire, et qu'elle ne sera pas, de longtemps, épuisée. » -
Revue Europe n.1101-1102 : janvier-février 2021 ; Virginia Woolf ; Jean-Paul Goux
Collectif
- Revue Europe
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- 7 Janvier 2021
- 9782351501122
Issue d'une famille de la bourgeoisie londonienne, ayant grandi dans un milieu cultivé et aisé, Virginia Woolf n'en a pas moins inlassablement critiqué les habitudes et coutumes de sa classe. Renversant la tradition si pressante du silence des femmes, elle s'est emparée de son privilège pour défendre la cause commune et celle des femmes. Sa vie durant, elle a vécu de sa plume - de ses articles, de ses essais et de ses romans. Financièrement comme éditorialement, elle ne dépendait que d'elle-même, ce dont elle était très fière : « Je suis la seule femme en Angleterre à pouvoir écrire ce qui me plaît. Les autres doivent se conformer aux exigences des collections & des éditeurs », écrivait-elle dans son journal. Dans tous ses livres, Virginia Woolf tente de donner à ressentir, sinon voir, « la chose qui est là et qui existe en dehors de nous ». Et comme le note ici même Annie Ernaux : « Elle le fait en des structures admirables, poignantes, qui matérialisent le gouffre du temps, de cette chose qui existe hors de nous et dans laquelle l'existence humaine apparaît seulement comme une suite d'instants. » « Prendre des notes sur la vie », comme l'écrit Woolf dans son dernier journal, signifie écrire l'être-au-monde comme si chaque infime détail comptait et pouvait soudain, par un renversement de valeur, réaménager le monde. Mais écrire l'existence signifie aussi, parfois, déchirer le voile du silence et exposer les tabous, les blessures secrètes. Virginia Woolf invente une écriture-activiste, une phrase dont la plasticité lui permet d'exprimer l'éprouvé de l'existence et les flux de la conscience, de mettre en lumière le refoulé et l'impensé, mais surtout de dérégler les présupposés en tissant des liens nouveaux.
Depuis une quarantaine d'années, Jean-Paul Goux déploie un univers romanesque dont l'originalité, la cohérence et l'émouvante beauté forcent l'attention. Si son écriture se situe dans une constellation où Julien Gracq et Claude Simon sont des étoiles proches, Jean-Paul Goux se distingue à la fois par la nature de sa prose lyrique, par la force philosophique et politique de sa méditation sur « l'acte d'habiter », ainsi que par sa réflexion sur la prose romanesque comme « fabrique du continu » contre la discontinuité de la vie.
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Revue Europe n.1140 : Thomas de Quincey ; Jacques Abeille ; Bernard Collin
Collectif
- Revue Europe
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- 11 Octobre 2023
- 9782351501368
THOMAS DE QUINCEY
Thomas De Quincey (1785-1859) fut assurément l'un des plus grands prosateurs anglais du XIXe siècle. Admirateur et ami de Wordsworth et Coleridge, il aura constitué son oeuvre dans le sillage du romantisme, même si par certains aspects elle annonce déjà la littérature de l'ère victorienne. Écrivain aux multiples facettes, on le connaît surtout aujourd'hui pour quelques ouvrages aussi singuliers par leur propos que par leur style - cette prose unique, faite des « volutes d'une longue phrase qui se déroule en spirales et s'élève de plus en plus haut », selon Virginia Woolf.
La vie de Thomas de Quincey aura été marquée par l'expérience de l'opium - de la dépendance et du sevrage - qui habite toute son oeuvre, bien au-delà des quelques textes où il l'évoque directement. Excellant aussi bien dans l'autobiographie, les essais que dans des fictions ayant leur source dans l'imagination la plus débridée, il sut mêler comme personne l'extrême précision du chroniqueur et une fantaisie proprement visionnaire. « Je ne dois à personne d'autre tant d'heures de bonheur personnel », écrivait Jorge Luis Borges qui se demandait s'il aurait pu exister sans De Quincey. Cet écrivain à l'esprit subtil, non dénué d'ironie et souvent subversif, a nourri en France même la réflexion de nombreux auteurs, de Baudelaire à Berlioz, de Roland Barthes et Michel Foucault à Jacques Derrida.
JACQUES ABEILLE
Romancier, nouvelliste et poète, Jacques Abeille (1942-2022) était un homme secret. C'était parmi les fous littéraires qu'il se sentait le mieux à sa place. Étonnant explorateur des territoires inconnus de l'imaginaire, il considérait Gérard de Nerval comme « son ami le plus intime ». Il partageait avec lui la primauté du rêve dans l'exercice de la pensée. Mais là où l'auteur d'Aurélia a vécu ce qu'il appelle « l'épanchement du rêve dans la vie réelle », Jacques Abeille a suivi le chemin inverse : il a transposé le réel dans le rêve.
BERNARD COLLIN
Depuis des décennies, Bernard Collin écrit chaque jour 22 lignes dans un cahier à spirales et réserve le dimanche à la peinture. Tous ses livres publiés depuis 1960 sont ceux d'un écrivain inclassable dont la prose fut saluée en son temps par Henri Michaux. « Alors, à quoi ça ressemble Bernard Collin ? s'interroge ici même Bernard Chambaz. « Ça ne ressemble à rien, et c'est très beau. » -
Revue Europe n.1129 : Gerard Manley Hopkins / Stig Dagerman
Collectif
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- 4 Mai 2023
- 9782351501290
« Paraître l'étranger, tel est mon lot, ma vie ». Ce vers de Gerard Manley Hopkins (1844-1889) semble résumer son destin. Poète non publié de son vivant, inconnu sauf de quelques-uns et soumis, en tant que jésuite, à la discipline et à la censure de son ordre, tout l'empêchait de partager ses dons intellectuels uniques avec les autres, lui qui aspirait pourtant à « faire de la parole, à chaque instant, un acte de relation ». Son oeuvre a obtenu après sa mort l'admiration qu'elle méritait et Hopkins est considéré à juste titre comme l'un des fondateurs de la poésie anglaise moderne. Personne n'avait encore fait de la langue ce qu'il a réussi à faire. « Sa poésie a l'effet de veines d'or pur enchâssées dans des blocs de quartz imprévisibles » avait observé son contemporain Coventry Patmore. La force rythmique et la nouveauté disruptive des vers de Hopkins ont le pouvoir de modifier notre regard et de nous faire ressentir toute chose dans sa fraîcheur flamboyante et son absolue singularité. Ses poèmes sont empreints de tendresse envers la terre, notre fragile humanité et toutes les créatures : la colombe, le faucon crécerelle, l'alouette, les « roses grains de beauté de la truite qui nage »... Il voue la même délicate attention à l'observation et à la description du ciel et des nuages, comme si le poète et le météorologue ne faisaient qu'un. Sensible à la condition des classes laborieuses, radical dans sa critique des obscurantismes sociaux, Hopkins nous surprend aussi par l'écologie du poème qui fait buissonner son écriture, notamment quand il déplore la destruction du paysage dans lequel il vit et qu'il explore avec un amour scrupuleux, plaidant pour « Que vivent encore longtemps herbes folles et lieux sauvages ».
Le cahier consacré à Stig Dagerman coïncide avec le centenaire de sa naissance. Le destin tragique de ce grand écrivain suédois - il s'est réfugié dans la mort à l'âge de 31 ans -, témoigne de son déracinement dans un monde ballotté. Dagerman n'a cessé de manifester dans son oeuvre un souci très aigu du monde, de la société et d'autrui. C'est avec une conscience douloureusement lucide qu'il a voulu jeter un regard de vérité sur toute chose, alors même qu'il se sentait tenaillé par un fort sentiment de l'absurdité de l'existence. « J'ai toujours été sensible à l'écriture de Dagerman, à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme. À son idéalisme. À la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de l'après-guerre. » C'est en ces termes que J.M.G. Le Clézio avait tenu à saluer l'écrivain suédois en 2008 lors de la « Conférence Nobel ». Ce cahier d'Europe apporte de précieux éclairages sur le chemin de vie de Dagerman, en particulier sur son engagement anarcho-syndicaliste, et sur les divers aspects de son oeuvre, qu'il s'agisse de ses romans, de ses nouvelles ou de ses reportages - au premier rang desquels Automne allemand -, ou encore de son théâtre, de ses poèmes et de ses projets pour le cinéma. -
Revue Europe n.1135-1136 : Joe Bousquet / Max-Philippe Delavouët
Collectif
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- 2 Novembre 2023
- 9782351501320
JOE BOUSQUET.
Âgé de 21 ans seulement, le 27 mai 1918, alors qu'il est engagé dans les combats de la Première Guerre mondiale, Joe Bousquet (1897-1950) est blessé par un éclat d'obus qui touche sa colonne vertébrale et le contraint à mener désormais une vie immobile. Durant plus de trente ans qui lui restent à vivre, il composera une oeuvre foisonnante, multiforme, dont la poésie constitue le noyau irradiant. Par l'écriture, il saura transfigurer une existence banalement tragique en un destin. Une écriture à la vérité singulière, qui est le lieu d'une obscurité et d'une incandescence qui, très tôt, ont situé Joe Bousquet, cet « homme d'Oc », au plus proche du romantisme allemand. Si cette oeuvre à part devait susciter l'admiration de tant d'artistes et d'écrivains, la personnalité attachante de l'auteur lui vaudra des amitiés ferventes. C'est ainsi que sa chambre du 53 de la rue de Verdun, à Carcassonne, deviendra l'un des pôles magnétiques de la vie littéraire et artistique de son siècle. Il est temps aujourd'hui de relire, de redécouvrir celui qui écrivait : « Vous savez ce que j'ai voulu, à quelle place j'ai été introduit par le sort dans l'équipe poétique de ce temps : j'ai voulu forger un langage à moi, mais que tout le monde comprenne, et d'une parole confidentielle faire la voix de toutes les peines. » MAX-PHILIPPE DELAVOUËT.
Il est l'une des grandes voix poétiques de notre temps. Né à Marseille en 1920, il a vécu toute sa vie au mas du Bayle-Vert, en lisière de Crau. Tout en cultivant les terres du domaine jusqu'à sa mort en 1990, il se consacra à la gravure, à la création graphique et à l'édition artisanale sur beau papier. Et surtout, Max-Philippe Delavouët composa au fil des ans une oeuvre poétique fascinante, d'un « éclat dont peu de poètes sont capables », comme l'observa Philippe Jaccottet. Ne dérogeant jamais au choix du provençal, il publia toujours en regard de ses poèmes la traduction française assurée par ses soins. Dans son attention sensible au paysage humain, minéral et végétal, la poésie de Delavouët prend appui sur le monde concret que la parole élargit à une dimension cosmogonique et transcende à la fois par la vision mythique et par une assomption de la langue qui rend palpable l'écoulement du temps à travers les mots. -
Revue Europe n.1130/31/32 : Rubén Darío ; Juan Rulfo
Collectif
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- 15 Juin 2023
- 9782351501306
Voici mis en lumière deux écrivains considérables. « Lorsqu'un poète comme Darío a traversé une littérature, celle-ci en ressort complètement changée », disait Jorge Luis Borges du père du modernisme latino-américain. Quant à Juan Rulfo, il est l'auteur d'une oeuvre intense et brève qui culmine avec Pedro Páramo. Comme l'observe Gabriel García Márquez dans ce numéro : « Ce ne sont pas plus de 300 pages, mais elles sont immenses, et à mes yeux aussi durables que celles que nous connaissons de Sophocle. »
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Revue Europe n.1133-1134 : Al-Andalus
Kadhim jihad Hassan
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- 31 Août 2023
- 9782351501313
De la conquête omeyyade de l'Hispanie wisigothique au début du VIIIe siècle à la prise de Grenade par les Rois catholiques en 1492, la longue histoire d'al-Andalus est d'une riche et tumultueuse complexité. Elle n'a cessé de susciter des interprétations contrastées, d'émouvoir des coeurs, de focaliser des débats, d'inspirer des poètes et d'engendrer des mythes.
Aussi tourmentée soit-elle, cette histoire nous fascine par son caractère d'exception. Exception que ces territoires ibériques où l'on vit, pendant plus de sept siècles, fleurir les arts, les échanges culturels partagés par trois monothéismes. Plus de sept siècles durant, des hommes et des femmes se sont parlé, ont travaillé en commun, ont échangé sur tous les thèmes, philosophie, poésie, médecine, mathématiques, alors que partout ailleurs, à la même époque, ils se seraient voué des haines mortelles. Cette forme de coexistence, aussi forcée fût-elle, aura eu des conséquences immenses. Ce n'est pas seulement la péninsule Ibérique et par contrecoup le Maghreb qui en furent enrichis, mais toute l'Europe. L'Hispanie devenue al-Andalus donna naissance à une culture originale, faite d'héritages croisés entre monde arabe, latin, juif et grec.
Diversifiant les angles d'approche, les thématiques et les éclairages, ce numéro d'Europe en offre un captivant panorama et nous convie à la rencontre d'un Andalus pluriel. Il fait large place aussi à ce qu'il est advenu de différents protagonistes après la fin du règne musulman, qu'il s'agisse du destin des Morisques ou de celui des Marranes. Les débats autour d'al-Andalus trouvent également des échos très actuels dans ce volume, en particulier à propos des conceptions contrastées qu'historiens et écrivains espagnols se font d'al-Andalus, chacun à sa manière et selon ses convictions et sa vision de l'histoire de l'Espagne. Enfin, une dernière section se penche sur les retentissements d'al-Andalus dans la littérature mondiale, depuis Hugo et Rilke jusqu'à Lorca, Aragon et Mahmoud Darwich.
Al-Andalus, fait rare dans l'Histoire, aura sans doute fourni le plus grand démenti à la néfaste affirmation de Rudyard Kipling : « L'Orient est l'Orient, l'Occident est l'Occident et, jamais, ces deux mondes ne parviendront à se comprendre ». -
Revue Europe n.1106-1108 : la marionnette aujourd'hui ; Daniel Lemahieu
Collectif
- Revue Europe
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- 3 Juin 2021
- 9782351501160
Sur les scènes contemporaines, les créations associées à l'art des marionnettes sont aujourd'hui parmi les plus originales et inventives. Quel chemin parcouru depuis un siècle !
En 1920, la présence du théâtre de marionnettes dans la vie culturelle européenne se divisait entre des formes traditionnelles en déclin - les Guignols des jardins publics, entre autres - et sa présence dans un théâtre d'avant-garde qui, si elle fut intense et très créatrice, toucha une frange relativement faible du public.
Aujourd'hui, on ne sait plus comment nommer le théâtre de marionnettes, tant son extension et ses formes ont évolué.
L'art des marionnettes s'est considérablement ouvert et mêlé à toutes sortes de recherches scéniques. Ce numéro d'Europe entend brosser un paysage de la création contemporaine et explorer les multiples manières d' « être marionnette », de « faire marionnette » sur un plateau. C'est-à-dire aussi les façons de faire coexister, sur scène et dans l'écriture, l'homme et ces « autres que lui » auxquels la vie courante et la scène traditionnelle n'accordent souvent guère plus que le statut d'objet. La question du comique, largement délaissée depuis quelques lustres, est également abordée ici sous un nouveau jour, en relation avec les mutations profondes de l'art de la marionnette. Un rire tour à tour subversif, grinçant, voire inquiétant, qui nous fait remonter jusqu'aux endroits où nous ne maîtrisons plus notre corps et nos actes. Un rire qui sonne comme une réaction de survie devant les excès de notre condition humaine à laquelle, sans cesse, la marionnette - cet « autre que l'humain » - nous ramène.
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Revue Europe n.1118-1120 : écrivains et reporters dans la guerre d'Espagne ; Georg Lukács
Collectif
- Revue Europe
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- 9 Juin 2022
- 9782351501238
Déclenchée à la suite de la tentative de coup d'État du 17 juillet 1936, la guerre d'Espagne opposa les forces nationalistes dirigées par une junte militaire aux forces du gouvernement légitime de la République, soutenu par le Front populaire. Bientôt, des milliers d'hommes et de femmes affluèrent du monde entier pour rejoindre les Brigades internationales. Ces volontaires considéraient que se battre pour la République espagnole, c'était se battre pour la survie de la démocratie et de la civilisation contre l'assaut du fascisme. Des écrivains, des cinéastes, des photographes s'engagèrent dans ce combat. Ils le firent par le biais de leur art, par leur soutien apporté aux réseaux d'entraide et parfois en prenant les armes. Des centaines de journalistes et de reporters se rendirent eux aussi en Espagne. En raison de ce qu'ils virent sur place, même ceux qui étaient arrivés sans engagement prédéterminé en vinrent à embrasser la cause de la République assiégée. L'histoire des reporters étrangers en Espagne est fondamentalement une histoire d'hommes et de femmes courageux et compétents.
La redécouverte de leurs écrits est hautement significative dans l'histoire de la guerre d'Espagne. Grâce à eux, des millions de gens qui ne connaissaient que peu de choses sur l'Espagne ont senti dans leurs coeurs que la lutte de la République espagnole pour la survie était, d'une certaine manière, leur bataille. Ce numéro d'Europe met en lumière de multiples aspects de ce drame et de nombreuses figures connues ou méconnues qui épousèrent, selon les mots du poète Luis Cernuda, une cause « noble et si digne de lutter pour elle ». On voit se faire jour dans ces pages une conception de la culture indissociable d'un sens de la solidarité humaine.
Comme l'écrivait María Zambrano, figure majeure de la pensée contemporaine qui prit le chemin de l'exil en janvier 1939 et refusa de revenir en Espagne du vivant de Franco : « Il ne sert à rien de renoncer à toute action qui modifie l'histoire ou à y prendre une part active ; nul ne nous déchargera d'avoir à la subir. »
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Revue Europe n.1125/1126 : enquêter sur la Shoah aujourd'hui
Maxime Decout
- Revue Europe
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- 5 Janvier 2023
- 9782351501269
ENQUÊTER SUR LA SHOAH AUJOURD'HUI.
À mesure que les derniers témoins de la Shoah s'éteignent, la littérature d'aujourd'hui continue à explorer cet événement et ses répercussions à travers une forme singulière qui en vient presque à constituer un genre à part entière : l'enquête.
Après Dora Bruder de Patrick Modiano (1997), celleci s'est imposée avec Les Disparus de Daniel Mendelsohn (2006). Depuis, ces investigations, le plus souvent familiales, ont diversifié leurs formes. Certaines sont fictionnelles, quand d'autres relèvent de la nonfiction.
Afin de mieux cerner les spécificités de ces enquêtes, il convient d'abord d'en retracer la généalogie. Le besoin d'enquêter sur les victimes s'est en effet manifesté très tôt, comme en témoignent Le Convoi du 24 janvier de Charlotte Delbo ou l'échec de l'investigation que met en scène W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec.
Mais ces textes ont aussi contribué, à leur manière, à l'avènement progressif d'un « nouvel âge de l'enquête » dans la littérature d'aujourd'hui.
Les récits contemporains renouvellent volontiers leur écriture en se chargeant d'une mission : informer, documenter, inventorier, enquêter. Ces investigations contribuent aux inflexions les plus décisives de l'écriture contemporaine. Elles participent, à leur manière, à la redéfinition des territoires respectifs de l'histoire et de la littérature, dont les frontières établies ont été perturbées au cours de ces dernières décennies, tant par les historiens que par les écrivains.
Les récits d'investigation mettent en question, et peutêtre en cause, les formes traditionnelles de l'historiographie à qui ils empruntent une partie de leur démarche pour les déborder depuis la littérature et inventer leurs propres méthodes. Pour ces oeuvres, enquêter ne signifie pas combler un manque en faisant renaître les disparus mais faire apparaître leur disparition. L'investigation se charge à la fois des faits et de leur anéantissement, du témoignage et de ce qui en reste quand il a été détruit. Elle s'en charge et s'en fait responsable.
En ce sens, il convient de lui réserver une place primordiale dans notre présent. Car elle représente un moment essentiel de notre relation au passé que les textes réunis ici explorent chacun à leur manière. -
Revue Europe n.1104 : avril 2021 ; Raymond Roussel
Collectif
- Revue Europe
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- 1 Avril 2021
- 9782351501146
Dans la nuit du 13 au 14 juillet 1933, Raymond Roussel s'éteignait à l'âge de 56 ans. Mais son oeuvre, telles ces étoiles qui exerçaient sur lui une fascination si profonde, continue longtemps après la disparition de son auteur de répandre sa lumière. Car il y a, sans aucun doute, un effet Roussel. Mieux même, une forme d'envoûtement. Il faut dire que celui que Michel Leiris appelait « Roussel l'ingénu », brisant tous les codes, renversant tous les poncifs, rompant avec toutes les routines de l'écriture, aura au final été l'auteur de quelques-unes des pages les plus énigmatiques, de quelques-unes des images les plus stupéfiantes qui aient jamais été conçues. Nul peut-être n'aura su comme lui décevoir les attentes de son lecteur pour mieux le surprendre, le déstabiliser et, finalement, le fasciner. Ce numéro d'Europe se propose d'explorer quelques aspects d'une oeuvre dont on ne cesse de découvrir à chaque lecture de nouvelles richesses, des subtilités inattendues.
OEuvre inclassable autant que son auteur peut s'avérer déconcertant.
Avide des récompenses les plus frelatées, des marques de reconnaissance les plus convenues, et dévoué entièrement à un art qui exclut toute compromission ; admirateur des auteurs les plus sages, les mieux établis de notre littérature, et trouvant dans les novateurs les plus audacieux des générations qui suivirent des sectateurs passionnés, des admirateurs fanatiques. Car face à des ouvrages qui avaient tout pour laisser les contemporains perplexes, certains, comme Robert Desnos, André Breton ou Joë Bousquet, saisirent d'emblée la singularité et l'intérêt d'une oeuvre à nulle autre pareille. Robert de Montesquiou affirmait que Raymond Roussel avait écrit les livres qu'il avait envie de lire et qu'il ne trouvait pas en librairie. Cela n'empêcha pas pour autant cet écrivain solitaire et singulier de bâtir, comme on le découvrira à la lecture de ce numéro, une oeuvre à la résonance foncièrement universelle.
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Revue Europe n.1089-1090 : janvier-février 2020 ; les mille et une nuits
Collectif
- Revue Europe
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- 3 Janvier 2020
- 9782351501054
Les récits des Mille et Une Nuits sont à jamais un paradis de rêve, depuis qu'Antoine Galland, au XVIIIe siècle, les a proposés comme des contes, des lectures de divertissement, et nous les a faits connaître par leur titre pour toujours. Les Nuits sont un trésor inépuisable où l'art de raconter est aussi celui de nous conduire sur les chemins de notre humanité. La civilisation islamique qui s'est exprimée en langue arabe a une très longue histoire. Les Mille et Une Nuits l'ont accompagnée pendant près de dix siècles. Il est maintenant presque certain que le noyau initial - le récit-cadre de Shéhérazade, d'origine persane avec des emprunts indiens - a été islamisé et traduit au VIIIe siècle en Iraq. Si le manuscrit le plus ancien date du XVe siècle, l'univers des Nuits n'a cessé de s'enrichir au fil du temps, de proliférer en un labyrinthe gigantesque. Toutes les classes sociales y sont représentées, des bédouins au calife, en passant par les savants, les poètes, les marchands, les pêcheurs, les bandits et les oisifs. Contes et histoires s'enchâssent et se démultiplient, tandis que se côtoient ou s'entrelacent les tonalités : aventures et voyages, féerie et tragédie, contes fantastiques, récits d'humour et de ruse, anecdotes, récits de sagesse et fables... Il n'est pas indifférent que le récit-cadre des Mille et Une Nuits fasse de l'art de raconter un don féminin et que la parole de Shéhérazade soit en elle-même un principe de vie, puisqu'elle a pour fin de suspendre la mort que le roi Shahriyâr, meurtri par l'adultère de sa conjointe, a promise nuit après nuit aux jeunes filles de son royaume. Le rituel nocturne du conte permet à Shéhérazade d'introduire une dynamique suspensive qui se manifeste dans l'ajournement de la suite de l'histoire, chaque fois que l'aube paraît, et dans l'emboîtement des récits. Au-delà de la teneur des contes, c'est ainsi le processus même de la narration qui fait sens et agit, puisqu'il doit permettre à Shahriyâr de passer d'une allégeance à l'assouvissement immédiat d'une pulsion mortifère à une forme de vie où prévaut la relance infinie du désir. Par leur composition même et leur extraordinaire richesse thématique et formelle, les Mille et Une Nuits se prêtent à de multiples types d'investigation et de lecture. Ce numéro d'Europe en témoigne exemplairement. On y découvrira de surcroît un conte inédit qui pousse plus loin que jamais le procédé du récit emboîté et présente l'intérêt de toucher au dénouement même des Nuits, après le recouvrement de la raison par Shahriyâr et la fin de ses hantises.
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Revue Europe n.1121-1122 : Georges Bataille ; Jean-Luc Steinmetz
Collectif
- Revue Europe
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- 1 Septembre 2022
- 9782351501245
C'est paradoxalement que les postérités s'établissent parfois.
Celle de Georges Bataille (1897-1962), plus qu'aucune autre.
De cette oeuvre dont on avait parlé si peu, lui vivant, il y avait peu de chances que l'on parlât davantage, lui mort.
Il faut dire qu'il semble s'être plu à semer le trouble chez ses lecteurs, lui qui affirmait : « Je dirai volontiers que ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir brouillé les cartes. » Insaisissable Bataille. Passant sans cesse en contrebande les frontières établies entre les disciplines, traitant les sujets les plus sulfureux, exposant les vues les plus originales, il aura tout fait pour déstabiliser ses lecteurs les plus bienveillants.
En effet, poésie, récit ou essai, quel que soit le genre qu'il explorait, Georges Bataille s'est employé à transgresser systématiquement les usages. Il aura abordé, toujours de manière originale, des questions qui appartenaient traditionnellement à l'économie, la politique, l'anthropologie, l'histoire de l'art, la sociologie, et ce avec une manière unique de travailler la langue. C'est sans doute cette singularité qui, précisément, lui valut l'admiration et l'amitié d'écrivains et de penseurs parmi les plus importants de notre XXe siècle. Et qui, de nos jours encore, fait de son oeuvre multiple, intense et hétérogène une référence pour de nombreux lecteurs.
Avec lucidité et acuité, Jean-Luc Steinmetz questionne la possibilité qu'aurait encore la poésie de dire notre monde actuel, d'y vivre. «Habiter le monde poétiquement», oui, mais à condition d'en saisir la beauté et la cruauté tout ensemble :
« Je demande à ma poésie de pas l'oublier / ce temps présent / dur et bouleversant. / Malgré la distance qui me sépare du monde et de son train / la douceur qu'on me prête / ouvre un oeil d'épervier. » Pour Jean-Luc Steinmetz, la poésie ne protège pas, elle expose. D'où sa fragilité, sa précarité, sa foncière résistance... et sa grande liberté. Comme le souligne Henri Scepi dans ce cahier : « À la fixité rassurante le poète préfère le mouvement qui délivre, à la stabilité des réponses le vertige des questions, aux arts de vivre l'air de vie - c'est-à-dire la quête de l'ouvert, qui oblige à se replacer au milieu des choses. » Textes de François Rannou, Jean-Luc Steinmetz, Béatrice Bonhomme, Lionel Ray, Daniel Leuwers, Laurent Fourcaut, Henri Scepi. -
Revue Europe n.1093 : mai 2020 ; Elias Canetti
Collectif
- Revue Europe
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- 11 Juin 2020
- 9782351501085
Issu d'une famille d'origine juive espagnole, Elias Canetti est né en 1905 à Roustchouk, ville de Bulgarie qui était alors un creuset de langues et de cultures. C'est à Vienne et à Zurich, où il passe l'essentiel de sa jeunesse, qu'il apprend l'allemand, cinquième langue de sa vie après le ladino, le bulgare, l'anglais et le français. C'est l'idiome décisif dans lequel le jeune écrivain choisit de bâtir son oeuvre.
À 25 ans, il écrit Auto-da-fé, son unique roman qui passe quasiment inaperçu lors de sa publication en 1935 et sera considéré plus tard comme un chef-d'oeuvre de la littérature du XXe siècle. Livre abyssal, Auto-da-fé est une collection d'échantillons de la folie et de la mesquinerie du microcosme viennois qui se reflète dans la grande tragédie vers laquelle se dirige alors le monde.
L'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne eut une incidence sur toute la suite de l'oeuvre de Canetti. Au moment de l'Anschluss, en 1938, l'écrivain prit le chemin de l'exil et s'installa à Londres.
Dès les années trente et pendant plus de vingt ans, Canetti se consacra à la composition de Masse et puissance. Cette oeuvre inclassable, mélange titanesque d'anthropologie, de psychologie sociale, de philosophie et de sociologie vise à éclairer les rapports entre puissance et phénomènes de meutes ou de masses. Masse et puissance est à la fois une réflexion sur le pouvoir et son lien avec la mort et sur la capacité humaine de faire communauté.
En vérité, la passion de Canetti pour la vie n'eut d'égale que son aversion pour la mort, qu'il considéra toujours comme le scandale absolu. Nombre de ses réflexions à ce propos figurent dans ses milliers de « Notes » dont il disait qu'elles étaient le fruit d'« un étrange mariage entre Pascal et Lichtenberg », ses deux grands maîtres dans le genre aphoristique.
La célébrité internationale de Canetti arriva sur le tard, avec la publication des volumes de son autobiographie. Le prix Nobel de littérature lui fut décerné en 1981 pour son oeuvre marquée « par l'ampleur de sa vision, la richesse de ses idées et sa puissance artistique ».
En proposant des approches diversifiées de cette grande figure de la culture européenne, ce numéro d'Europe permet aussi d'éclairer les rapports de Canetti avec d'autres « phares » de la pensée et de la création contemporaines, de Franz Kafka à Robert Musil, de Nietzsche à Freud, de Walter Benjamin à Theodor W. Adorno.
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Revue Europe n.1113-1114 : Joyce / Ulysse / 1922
Collectif
- Revue Europe
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- 6 Janvier 2022
- 9782351501191
Ulysse de Joyce a cent ans. Ce roman hors normes a paru en volume le 2 février 1922, grâce aux bons soins d'une éditrice vaillante sinon téméraire, Sylvia Beach, à l'enseigne de Shakespeare and Company, au 12 rue de l'Odéon, à Paris.
Les premiers exemplaires de Ulysses, ouvrage de langue anglaise (et quel anglais !) à la couverture bleue, au titre en grandes lettres blanches - bleu et blanc pour évoquer les couleurs de la Grèce -, composés, imprimés et façonnés à Dijon par Maurice Darantiere, arrivèrent à Paris en gare de Lyon, par le train express de 7 heures. Cela fait désormais partie de l'histoire littéraire.
Cent ans après, les textes réunis dans cette livraison d'Europe répondent à la double ambition de jeter une lumière aussi neuve que possible sur Ulysse tout en suscitant, ni plus ni moins, le désir de lire ou relire ce roman après lequel les choses ne furent plus tout à fait les mêmes en termes d'écriture sinon de pensée.
« Si mon livre n'est pas fait pour être lu, la vie n'est pas faite pour être vécue », disait Joyce. Ainsi reliait-il indissociablement le livre et le vivre. Expérience de lecture-vie sans solution possible de continuité...
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Revue Europe n.1123-1124 : Adonis ; Denis Guénoun
Collectif
- Revue Europe
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- 3 Novembre 2022
- 9782351501252
Né en 1930 à Qassabine, un village des montagnes du nord de la Syrie, Adonis est sans conteste l'un des phares de la poésie arabe contemporaine.
Aujourd'hui traduite dans plus d'une vingtaines de langues, son oeuvre bénéficie d'un rayonnement extraordinaire. Sa poésie conjugue l'intensité de l'expression, le magnétisme de l'image insolite, la variété des formes et des registres, l'ampleur de la vision, la puissance sans cesse renouvelée du souffle. En choisissant très tôt le pseudonyme d'Adonis, le poète se plaçait sous l'égide d'une divinité d'origine phénicienne, symbole du renouveau cyclique, comme pour orienter son oeuvre vers un horizon d'incessantes métamorphoses.
Connaisseur hors pair de la poésie et de la pensée arabes depuis la période préislamique, Adonis en a proposé une réévaluation critique, voire iconoclaste.
Parallèlement, il s'est intéressé sans relâche aux avancées de la modernité occidentale en matière de philosophie, de poésie, de science. Il a manifesté une grande liberté de ton envers toute religion, à commencer par l'Islam dont il n'a cessé de dénoncer l'usage temporel et surtout politique.
Comme il a pu l'écrire : « La culture arabe a besoin d'un Nietzsche pour détruire, tout aussi impitoyablement et rigoureusement, les principes sclérosés de la culture arabo-islamique et rendre visibles les nouvelles perspectives d'une renaissance spirituelle et intellectuelle. » Peut-être la vieille et belle expression d'« esprit libre » est-elle la meilleure façon de caractériser Adonis. Il refuse le rôle conventionnel du poète, il s'engage pour la libération de la femme arabe et rejette les vieilles structures patriarcales, il mise sur le changement et sur une transformation perpétuelle.
Né en 1946, Guénoun est l'auteur d'une oeuvre protéiforme qui embrasse à la fois les domaines du théâtre, de la philosophie et de la littérature. Mais ces dénominations paraissent elles-mêmes insuffisantes pour délimiter tous les «chantiers» dans lesquels s'est engagé Denis Guénoun, puisqu'ils s'étendent aussi à la réflexion politique, à la théologie et au récit autobiographique. C'est à l'exploration de la riche trajectoire et des horizons d'expression de cet écrivain singulier que nous convie ce cahier d'Europe où l'on trouvera en particulier l'un des tout derniers textes écrits par Jean-Luc Nancy avant sa disparition en août 2021. -
Revue Europe n.1109-1110 : Alexandre Vialatte ; Tanguy Viel
Collectif
- Revue Europe
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- 26 Août 2021
- 9782351501177
L'idéal d'Alexandre Vialatte (1901-1971) était d'être « sobre, rapide, dense comme le marbre, aérien comme le papillon ».
Sans oublier l'humour : « Il m'a toujours semblé, écrivait-il, qu'il y a une parenté entre les plus hauts moments de l'art et les raccourcis saugrenus qui déclenchent le rire. » Par bonheur, son humour est aux antipodes de celui des amuseurs patentés. Il est fait de précision, de rapidité, de poésie et d'apparente incongruité. « Je ne vois pas ce qui n'est pas fantaisie, à commencer par la réalité », écrivait-il à son amie Ferny Besson. Même le tragique est traité chez lui avec le décalage du rire, cette politesse du coeur.
Traducteur précoce de Kafka dès sa découverte du Château au milieu des années vingt, Vialatte considérait que le véritable artiste « est celui qui crée son monde, un univers à lui qui ne date que de son oeuvre ». Il disait aussi : « Écrire, c'est courir après un sujet qui vous échappe, courir jusqu'au bout du vent. Mais où est le bout du vent ? »...
Dans ses romans comme dans ses chroniques, le chatoiement de l'écriture de Vialatte vient souvent d'un jeu de lumière dans l'ironie, qui en fait varier l'intensité. Férocité, dérision et tendresse se superposent dans le plissé de la phrase de cet écrivain qui a su éviter la lourdeur du sérieux pour dire des choses graves.
Romans, essais, récit de voyage à quatre mains, livret d'opéra, l'oeuvre de Tanguy Viel affirme sa cohérence à travers des cheminements et des dispositifs singuliers : c'est une attention, toujours vive et inquiète, à la puissance des formes. Le souci formel n'est pas pour cet écrivain cinéphile une manière de styliser après coup le monde, mais l'impulsion même de sa découverte et de sa saisie. Une ligne de basse parcourt son oeuvre : la mélancolie. C'est elle qui donne une couleur à ses livres, empruntant volontiers au film noir ses codes, son atmosphère et sa tension. Cette mélancolie relève aussi d'un sentiment générationnel, celui de venir après : après l'époque lumineuse du récit sans ombre, ni soupçon ; après les expérimentations formelles et leurs dispositifs inventifs ; après le temps des idéologies du progrès et de la confiance dans l'Histoire. L'écrivain travaille avec ces ruines, les collectionne pour mieux leur redonner mouvement et énergie.